Pour un grand nombre de Tunisiens, la fin de l'insupportable arrogance du pouvoir constitue l'une des principales victoires du 14 Janvier 2011. Pendant plus de deux décennies, l'insolence des puissants se déployait sans vergogne à chaque passage de l'imposant cortège de Ben Ali, dans l'incessant va-et-vient des voitures escortées de son épouse, de leurs enfants et petits-enfants. Un abus de pouvoir que les services de sécurité, l'armée de policiers et les brigades spécialisées constamment sur le qui-vive faisaient quotidiennement subir aux populations riveraines chaque fois que le président de la République quittait le palais de Carthage ou sa résidence. L'ampleur de ce dispositif, le zèle excessif des agents de l'ordre, les filtrages des véhicules et des passants, l'interruption quotidienne de la circulation, l'interminable convoi de berlines noires, le ronflement de l'hélicoptère tournoyant inlassablement tout le long du parcours, sans parler du coût d'une telle organisation pendant 23 ans d'exercice du pouvoir, avaient fini par pousser les Tunisiens à cultiver un profond rejet de tout ce qui ressemble de près ou de loin à de tels dispositifs, de tout temps l'attribut majeur des régimes autocratiques et corrompus des pays du Tiers-monde. L'arrivée de « l'enfant du peuple » à Carthage et son mépris affiché pour les cérémonies et le faste du protocole, avaient laissé croire que c'en est fini des interminables cortèges, que le nouveau président allait s'imposer une escorte réduite à la mesure des modestes prérogatives de sa fonction. On s'est même laissé aller à rêver qu'officiels ou pas, ses déplacements passeraient désormais inaperçus et qu'il pousserait le culte de l'égalité de tous devant la loi jusqu'à s'arrêter au feu rouge ! Mais les mauvaises habitudes ont la vie dure, et l'hôte de Carthage n'a pas mis longtemps à renouer avec le passé en délaissant la simplicité tant proclamée pour l'imposant cortège présidentiel : voiture blindée, escorte lourde et procession des Mercedes noires emmenant sa troupe de conseillers, vingt-six au total, dont 14 avec rang de ministres. Nous voilà revenus au temps de la cour des rois où l'on gouvernait par le biais des intimes. Cette pléthore de conseillers qui promènent leur oisiveté et leur désœuvrement dans les couloirs déserts du palais de Carthage, grassement entretenus aux frais de l'Etat, est une dérive supplémentaire—et trop cher payée—pour entourer une fonction définie dès le départ comme purement honorifique. Pourquoi tant de ministres et de conseillers là où deux ou trois collaborateurs auraient suffi ? M. Marzouki, qui ne gouverne pas, aurait pu se contenter d'un petit groupe d'assistants, librement choisis ; des personnalités reflétant une équitable répartition entre toutes les tendances politiques pour l'aider dans l'exécution des tâches de représentation qui lui sont imparties. Une sorte de conseil restreint pour le protéger, avant tout de lui-même, et l'aider à réagir avec mesure, retenue, sans bévue ni ingérence, aux événements politiques nationaux et internationaux, à s'exprimer avec brièveté et gravité selon qu'il s'agit de remettre une décoration, inaugurer un bâtiment, ou déposer des fleurs sur la tombe d'une victime ou d'un grand homme. Or, on retrouve un président, pourtant nullement appelé à élaborer la politique du gouvernement, ni aucune politique d'ailleurs, disposant d'un staff de conseillers qui n'a d'existence ni constitutionnelle ni légale, et qu'aucune loi n'en précise l'organisation ou les fonctions, qui ne doivent leur charge qu'au pouvoir discrétionnaire que s'est octroyé leur chef. Beaucoup de présidents qui avaient commencé leur mandat avec la réputation d'être modestes ou proches du peuple, ont été souvent pris de mégalomanie. Les dérives autoritaires comme les délires du pouvoir commencent toujours là où on les attend le moins, dans les petits emblèmes anodins qui attirent peu l'attention et derrière lesquels se dissimule l'exaltation de la puissance: l'apparat des déplacements, l'avion personnel dont on ne peut plus se passer, l'entourage complaisant et les collaborateurs au zèle vindicatif vis-à-vis de tout jugement ou critique. Nous nous sommes longtemps habitués au système autoritaire, nous l'avons accepté en tant que fait immuable pendant 23 ans et ainsi nous avons contribué à le maintenir. Partout et dans tous les domaines, nous ne constatons que recul et régression par rapport aux perspectives de janvier 2011. Malgré cela, nous nous retrouvons, encore une fois, dans la position d'impassibles spectateurs des dérives politiques et morales que nous cautionnons par notre silence, par notre indifférence au point qu'on a fini par ne plus nous étonner du manque de cohérence d'ensemble de la politique et des politiciens évoluant en fonction d'influences diverses et contradictoires. La soi-disant proximité avec le peuple, qui ne vaut pas compétence, mais qu'on entend répéter à longueur d'antenne, est aujourd'hui bien mise à mal par une politique devenue une technique d'accession et surtout de conservation du pouvoir alors que la nature véritable de l'action politique, sa fonction première et dernière, est de faire prévaloir le bien. Rappelons aux marchands d'illusions que la grandeur de la politique tient aux contraintes de la fonction qui leur échoit : s'occuper des faits simples liés à la vie quotidienne des gens et à leurs aspirations élémentaires: travailler, vivre et s'épanouir en toute liberté. En somme, s'occuper du salut des hommes non demain, mais maintenant, non dans un autre monde, mais ici-bas.