Par Yassine Essid Avant de quitter le pouvoir, M. Mohamed. Ghannouchi avait tenu à laisser au peuple tunisien, en guise de testament, un conseil politique majeur qui dit qu'en l'absence de structures institutionnelles lui permettant de s'exprimer, la majorité des Tunisiens, qui lui serait désormais acquise, doit chercher absolument à imposer son point de vue et sa loi, et qu'elle ne demeure pas silencieuse. En appelant «‑cette majorité‑», par définition non estimée, à faire valoir énergiquement et sans délai son opinion, l'ex-Premier ministre avait d'emblée scindé la Tunisie en deux classes aux intérêts foncièrement divergents : une population oisive, en majorité sans emploi, mais qui parle, s'agite, harcèle, vitupère et réussit même à faire tomber des gouvernements, et une autre active et laborieuse, mais qui reste réservée, indifférente, se laisse faire et qui avait auparavant assisté impassible à sa démission forcée. Le mutisme de cette dernière, probablement symptomatique d'une méfiance séculaire à l'égard du pouvoir ou parce qu'elle porte tout simplement les séquelles d'une absence d'expérience en politique, contraste avec ce vacarme de tous les diables entretenu par les vrais acteurs de la révolution tunisienne, ceux-là mêmes qui ont le plus souffert de la dictature, qui ont donné de leur sang, qui ont amené la libération du peuple tunisien tout entier et qu'on accuse aujourd'hui de mettre en péril l'avenir du pays. En définitive, c'est à leur devoir de citoyens issus d'une démocratie naissante que M. Ghannouchi, tout d'un coup l'objet d'un élan de sympathie, a renvoyé la majorité des Tunisiens en les sommant d'agir incessamment pour sauver le pays du chaos. A défaut de Parlement, ou d'un Palais des congrès, c'est la Coupole d'El Menzah qui va servir de lieu de ralliement pour l'expression de la parole citoyenne des représentants de cette majorité silencieuse. Qui sont-ils donc ? Une foule hétéroclite, mais inquiète, où se mêlent jeunes et moins jeunes, étudiants, commerçants, avocats, médecins, cadres moyens et supérieurs ainsi que des chefs d'entreprise. De nombreuses dames aussi, certaines habillées chic, d'autres ultra glam, leurs chihuahuas dans les bras, ainsi que des messieurs au look soigné ou au contraire à l'allure faussement décontractée. Bref, une classe de gens relativement aisés qui craignent pour leurs acquis si par malheur la paralysie venait à se prolonger et qui ont exprimé devant les caméras toute leur lassitude et leur détresse en commençant par dénoncer les contestataires de la Kasbah qu'ils accusent d'imposer leur opinion et de s'ériger en porte-parole du peuple, alors qu'ils ne représentent qu'une minorité. Arrachant la parole, d'autres se sont vantés d'être totalement apolitiques, assurant qu'ils ne sont ni de gauche ni de droite puis, craignant d'être confondus malgré tout avec tel ou tel courant d'idées, affirment qu'ils se trouvent là uniquement pour défendre les intérêts supérieurs de la nation contre les partisans de l'anarchie. Enfin, un dernier représentant de cet attroupement, nettement plus irrité, admet que révolution ou pas, la vraie démocratie est dans le fonctionnement sans entrave de l'activité économique aujourd'hui sérieusement affectée par les exigences démesurées des adversaires de la liberté et, se faisant porte-parole bienveillant de l'action du gouvernement, soutient que celui-ci «‑n'a pas de baguette magique pour changer les choses du jour au lendemain‑». De cette diversité d'opinions, s'est dégagé l'appel unanime scandé par cette foule bigarrée en faveur de ce qu'ils appellent le «‑retour à la normale‑». Arrêtons-nous un instant à la signification précise et à la pertinence de cette expression de «‑retour à la normale‑», somme toute assez banale sur la forme comme sur le fond, mais qui revêt dans ce contexte précisément une signification douteuse. On parle, par exemple, du «‑retour à la normale‑» du trafic aérien après une période d'intempéries pendant laquelle cette activité a été paralysée. Il est aussi question de «‑retour à la normale‑» après une période de dysfonctionnement technique d'une machine ou d'une chaîne de production. Il est permis enfin de considérer la guérison d'un malade comme un « retour à la normale‑» car elle représente la fin de la maladie et l'affirmation du retour de la pleine santé. Tous ces exemples indiquent que lorsque nous lançons un tel appel au lendemain d'une révolution, c'est, ni plus ni moins, que l'aspiration à retrouver une situation antérieure à laquelle on est habitués, propice à la marche de nos affaires, qui ne viendrait pas perturber notre quotidien et qui nous serait, par-dessus tout, familière. Il s'agit en somme d'une mécanique que la révolution, avec son cortège d'incertitudes, d'insécurité, d'instabilité, de grèves sauvages, parfois de violence et de revendications à n'en plus finir, serait venue désorganiser. Par ce «‑retour à la normale‑», la foule de la Coupole entendait que la vie reprenne tous ses droits, pourquoi pas au prix d'une certaine fermeté, d'un pouvoir autoritaire s'il le faut, d'oppression, de syndicats mis au pas et de parole confisquée avec Ben Ali et son clan en moins, assurément. Comment oser revendiquer une «‑normalité‑» quarante jours après qu'un pays, privé de liberté pendant 50 ans, se soit émancipé de ses oppresseurs par un soulèvement sanglant? Comment oser s'irriter de la pacifique et légitime résistance de ceux qui s'inquiètent de l'avenir de la Révolution et prétendre retourner à la ‑«‑normalité‑» alors que presque rien de tangible n'a encore été obtenu par ceux-là mêmes qui ont fait tomber le régime ? La révolution serait-elle alors pour ceux qui ont versé leur sang qu'une immense imposture, tout juste une récréation ? L'évocation de cette expression renvoie également à une idéologie de la normalité par laquelle des acteurs sociaux se définissent et définissent leurs exigences à l'adresse de l'Etat pour que celui-ci leur assure la sécurité, leur garantisse la stabilité, et permette la reprise du travail et de l'activité économique. En somme, remettre les Tunisiens en ordre de marche pour l'insigne bonheur des banquiers, des hommes d'affaires et des chefs d'entreprise. Rappelons pour mémoire que cette notion de stabilité, que, de tous leurs vœux, appellent aujourd'hui les pacifistes contrariés de la Coupole d'El-Menzah, c'est celle-là même qui a servi pendant 23 ans de label économique, politique, touristique et sécuritaire au régime de Ben Ali. En guise d'hymne chanté par les thuriféraires des temps passés, voici ce qu'écrit dans le journal Le Temps du 1er mars 2002, un professeur de droit constitutionnel, aujourd'hui membre éminent de la commission de réforme politique : «‑L'opposition démocratique devrait rompre avec son discours de dénigrement et de dénonciation systématique, elle devrait se remettre au travail politique et prendre part, dès aujourd'hui, au seul débat fécond : comment en 7 ans, peut-on soutenir Ben Ali dans son action en vue d'engager le pays dans la voie de la démocratie ? Il faut que l'ensemble des forces vives de la nation travaille à l'élaboration et à la mise en œuvre d'un plan septennal de développement politique. Il faut que l'ensemble des forces vives de la nation travaille à l'élaboration et à la mise en œuvre d'un contrat démocratique (…) ma position est celle d'un oui au referendum, d'un soutien au président Ben Ali et éventuellement au candidat Ben Ali et, pour la première fois de ma vie, je voterai.» Cette stabilité que nous prônions il n'y a pas longtemps et qui valait à notre pays la bienveillance de l'Occident et l'impunité pour nos dirigeants, n'était pas la vraie stabilité mais le prétexte justifiant tous les abus du pouvoir et la devanture opaque derrière laquelle s'exerça la force brutale de l'oppresseur sur la fragilité et la vulnérabilité de sa victime. Tout en condamnant catégoriquement les actes de pillage et de destruction opérés par des éléments dits incontrôlés ou manipulés, à dissocier des contestataires de la place de la Kasbah, et pour lesquels la justice doit s'appliquer dans toute sa rigueur, j'ai bien peur qu'au nom du calme et de la paix et du refus d'engager sa responsabilité que certains nous exhortent à adopter, on finisse par tout accepter et de ceux-là mêmes qui, hier encore, en faisait une "couverture" pour mieux nous asservir.