Il y a cinq ans, disparaissait le célèbre plasticien, Néjib Belkhodja, à l'âge de soixante-quatorze ans. C'était un 8 mai au soir, à la fin d'un dîner chez lui, du côté de Boumhel, ce petit mouchoir blanc étalé sur le versant est du Boukornine. Et j'entends encore la voix de Najet, son épouse, au téléphone, m'annoncer la (mauvaise) nouvelle du décès, me disant : «Il m'avait demandé un dessert de fraises et il était comme endormi à table, après mon retour de la cuisine…». Et moi qui, à ce moment-là, écoutais la chanson de Brel — Brel qui avait quelque ressemblance avec Néjib, — je lui ai répondu: «Non, mon cher Jacques, tu vois bien que ce n'est pas si difficile de mourir au printemps !» Ce départ, dans la paix et la sérénité — dirai-je — contraste, bien évidemment, avec la vie, l'existence souvent tumultueuse de cet artiste d'origine aristocratique (les Belkhodja), né dans la Médina de Tunis en 1933 et, qui plus est, de mère hollandaise, un vrai blondinet de Batave aussi, et qui aurait fasciné André Gide s'il l'avait connu, lui qui avait prédit (in : Les nourritures terrestres) que «l'avenir est aux bâtards», comme on parle, aujourd'hui, de «multiculturalisme» ou de «mixité». La Médina, thème flatteur de l'œil et de l'esprit C'est donc par et grâce à cette double culture : celle d'un père conservateur et libéral à l'«européenne» en, ces temps-là, héritier d'un bien culturel (immatériel) dans ce vaste dédale médinesque, véritable capharnaüm chargé de traditions d'une richesse insoupçonnée, et puis, en même temps, cette pénétration d'une culture occidentale grâce à la mère nourricière que va se former l'imaginaire de Néjib, depuis sa plus tendre enfance. La Médina de Tunis a fasciné et façonne beaucoup d'artistes. A commencer par les pionniers et ceux membres de l'Ecole de Tunis qui la peignaient à travers ses particularismes et ses anecdotismes. Je pense aussi, notamment, à Mahmoud Sehili et ses «Médinas enchantées» de Tunisie, mais aussi du Maghreb, d'Egypte et du Soudan qui furent ses thèmes de prédilection dans des atmosphères envoûtantes et une palette impressionniste et de clair-obscur. Pour Néjib Belkhodja, la Médina de Tunis — et rien qu'elle — est, avant tout, l'espace architectural par excellence, un véritable vivier dans lequel il va puiser, durant des années, son inspiration. Comme le lui avait appris son professeur Ricardo Averini, c'est un savoir-faire quasi mathématique dans le domaine de l'abstraction géométrique chère à l'artiste. Il s'agit de, et je cite : «Les diagrammes des thèmes urbains tunisiens et les diagrammes de la construction graphique». Excellent graphiste, Néjib Belkhodja n'a pourtant pas trempé son pinceau dans la figuration, à la recherche de l'anecdotisme. Sensible aux enseignements de l'art, à Rome et à Paris, il va s'intéresser à la peinture abstraite et ses peintres préférés seront, tour à tour, Kandinsky et Klee qui doivent beaucoup à la Tunisie, pour leur sens de la modernité dans leurs productions picturales, mais aussi Mondrian et Delaunay. Comme beaucoup d'artistes maghrébins, à cette époque (au Maroc et en Algérie), de Férid Belkahia à Issiakhem, en passant par Kacimi, Mohamed Khedda et le Groupe des tatoueurs, on s'intéresse à la réalité environnante et ce que l'on peut en tirer du point de vue médinesque : les idées formes, les lignes forces, les relations de plan, les associations et les dissociations, les lignes courbes, brisées, verticales, diagonales… C'est ce travail de longue haleine dans lequel va baigner Néjib Belkhodja, créant avec certains de ses compatriotes le Groupe des Six et se liant avec des artistes maghrébins pour travailler ensemble, à la revalorisation du patrimoine commun. Un patrimoine spécifique à une géoculture vivante et généreuse. De la théorie à la pratique, à travers le village Ken En 1992, se développe le village Ken, un village d'artistes-artisans qui développe dans la pratique ce que en théorie et en peinture développe Néjib Belkhodja. C'est, d'ailleurs, lui qui signe l'appellation de ce village «Ken» en arabe et en français, comme le début d'un conte : celui d'une architecture traditionnelle identique à celle qui caractérise sa peinture (entre toiles et monotypes) par la pureté de son langage stylistique et à partir d'une vision globale rigoureuse et synthétique du réel: une architecture avec l'organisation et l'utilisation des espaces construits. Le village Ken qui risque de faire faillite, aujourd'hui, rappelle en tous points les compositions architectoniques dans l'œuvre majestueuse du peintre. Un esprit de synthèse, unique dans le monde arabe L'espace autorisé ne me permet pas de raconter l'itinéraire fascinant et comme je le disais, au début, tumultueux ou survolté de l'artiste. Mais il faut savoir que Néjib Belkhodja est considéré, aujourd'hui, comme l'un des rares artistes de la rive sud de la Méditerranée à avoir atteint à cet esprit de synthèse qui, tout en puisant dans les richesses du passé, est résolument tourné vers le futur. Son art, sa peinture, son discours sur l'art, discours théorique, mais aussi mis à l'épreuve d'une praxis qui fut quotidienne et inlassable et sans cesse renouvelée, jusqu'à sa mort. Gageons que l'œuvre — le grand œuvre — de Néjib Belkhodja sera un jour visible à travers une mostra que nous serions fiers de démontrer au monde entier. Ce pan incontournable de l'imaginaire des artistes tunisiens qui n'est ni contradictoire avec l'Islam ni avec quelque idéologie que ce soit.