De notre envoyé spécial au Caire Slaheddine GRICHI De petites tentes de fortune, sales et délabrées, une femme, à l'évidence du «rif» égyptien, dépoussiérant une couverture en laine esthétique (malgré une température avoisinant, avant-hier, les 40 degrés) dont on ne discerne plus les couleurs premières, un parterre jonché de débris et de flaques stagnantes ayant résisté à un soleil torride, des bâtisses imposantes qui ont perdu de leur superbe, tant leurs murs ont été «violés» par les sit-inneurs, la place Ettahrir, encore occupée par quelques récalcitrants, marchands de thé, de douceurs et de sandwichs à la propreté douteuse, offre un visage triste et désolant, surtout pour ceux qui l'ont connue comme la reine des places du Caire, jusqu'à il y a moins d'un an et demi. En réalité, tout Le Caire a pris un coup de vieux plus que flagrant. Les bateaux-mouches qui inondaient le Nil de leurs lumières scintillantes sommeillent «à quai», comme échoués, faute de touristes. Les hôtels sont désespérément vides, excepté quelques-uns qui ont bradé leurs prix et qui accueillent quelques «passagers», des Libyens en majorité. Le boulevard Al Haram, menant aux Pyramides, chef-lieu des restaurants et des cabarets, est devenu comme une artère fantôme. Les avenues aux commerces et aux magasins tout ce qu'il y a de chic, sont envahis par des étals anarchiques où l'on propose du toc et des marchandises en tous genres venues de Chine. Des bouchons monstres à toute heure, dus aux automobilistes qui ne respectent aucune signalisation et qui stationnent partout et n'importe comment, sous les yeux de quelques agents de la circulation, passifs et dépassés. Et l'on nous affirme ici que la situation est la même dans les autres grandes villes et que les stations balnéaires, comme Charm Echeikh, connaissent la même désaffection. Un coup dur pour l'économie égyptienne qui souffre déjà de la fermeture, depuis le 25 janvier 2011, jour du départ de Hosni Moubarak, de près de 1.800 usines et unités de production, selon les déclarations du Premier ministre, Al Ganzouri. Aussi, le nombre des chômeurs s'élève-t-il, aujourd'hui, à plus de trois millions, dont 30% de jeunes (chiffres officiels). Un président, mais quelles prérogatives ? C'est dans ce climat social, marqué par l'incertitude et le désordre, que plus de 50 millions d'Egyptiens ont commencé à élire depuis hier, et sur deux jours, le successeur de Moubarak parmi les 12 candidats à la présidentielle (le treizième, Mohamed Faouzi en l'occurrence, s'étant retiré depuis quelque temps, invitant ses électeurs à voter pour Amr Moussa), un successeur qui ne sait toujours pas les pouvoirs exacts dont il sera investi. C'est que les partis représentés au Parlement divergent encore quant à la promulgation de la déclaration constitutionnelle complémentaire, notamment en ce qui concerne la latitude du président de la République à dissoudre, sous des conditions, le Parlement; une perspective que surtout les islamistes — majoritaires — rejettent. Cette «vicissitude» et cette hâte s'expliquent-elles par la seule volonté du comité supérieur de l'armée de remettre le pouvoir aux civils en juin prochain, après l'éventuel deuxième tour (16-17), comme il s'y est engagé ? Fort probable quand on sait les vives et houleuses protestations que ce comité a subies et continue de subir. Mais entre remettre le pouvoir et ne plus avoir de rôle politique à jouer, il y a une nuance. Et elle est de taille, selon les analystes qui se réfèrent à l'affirmation du «Mouchir» Tantaoui, chef du Comité supérieur de l'armée, que cette dernière «a été, est et sera toujours la colonne vertébrale de l'Egypte» et au fait que Ahmed Shafiq, un général, ex-ministre de l'aviation civile et ex-Premier ministre (pendant le dernier mois du règne de Moubarak) est considéré comme le candidat — très sérieux, par ailleurs — de l'armée dans ce scrutin. On crie déjà au hold-up ! En tout cas, Tantaoui et ses troupes, mobilisés depuis des mois pour cette échéance, auront beaucoup à faire après l'annonce des résultats, puisqu'au moins, trois des douze candidats ont menacé de descendre dans la rue si jamais ils ne sont pas élus (?!); le malheur, c'est qu'ils sont de différentes tendances. C'est dire que derrière le calme apparent qui caractérise ces deux derniers jours, le feu couve. Un feu allumé par ceux qui affirment déjà que s'ils ne remportent pas les élections, c'est qu'elles auront été falsifiées. Une éventualité impossible, d'après la haute commission des élections qui argue de la présence de milliers d'observateurs locaux et étrangers dont la délégation de la Fondation Carter pour la paix et les droits de l'Homme qui a débarqué au Caire avant- hier, avec à sa tête l'ex-président américain. Aujourd'hui, prend donc fin le scrutin le plus crucial que l'Egypte ait connu, un scrutin où cinq candidats sont présentés en favoris : Ahmed Shafik, Amr Moussa, l'ex-secrétaire général de la Ligue arabe, le nassérien Hamdin Sabahi, l'islamiste indépendant Adel Monoôm Aboul Foutouh et Mohamed Morsi du parti «Horiya wa adala» (liberté et justice), la branche politique des Frères musulmans. Un scrutin qui peut changer fondamentalement la donne au Moyen-Orient si un islamiste l'emporte, d'autant qu'il contrôlerait, avec un Parlement qui lui est acquis, le plus influent des pays arabes. Mais l'armée, qui joue jusque-là à l'arbitre «non aligné», laissera-t-elle faire? Nous y reviendrons. Première journée du scrutin : Dans le calme Bien avant l'ouverture à 8h00 (7h00, à Tunis), du centre de vote numéro 28, installé dans le collège Jamal-Abdennasser à Doqqi, au centre du Caire, deux files s'étiraient devant la porte, compactes et disciplinées, l'une pour les hommes, l'autre pour les femmes. Un calme et un silence presque solennels régnaient. Un peu étonnant pour un peuple connu comme volubile et au caractère animé. Ces élections semblent prises très au sérieux par les Egyptiens, certainement sensibilisés par la campagne menée tous azimuts par l'Etat, à travers panneaux, chaînes radio et télé, journaux… pour amener la population à saisir l'importance de ce scrutin et la nécessité d'y participer et d'en accepter le verdict. A Doqqi, à Ettahrir, à Guizeh ou à Madinat Nassr, où nous nous sommes rendus hier, nous avons relevé la même bonne organisation, grâce à la présence en nombre conséquent des agents de l'ordre public et de l'armée, ainsi qu'à la disponibilité des juges qui président les bureaux de vote et de leurs assesseurs. En fait, ils sont plus de 14.000 magistrats à chapeauter les 13.099 bureaux disséminés à travers les 27 «mouhafadha» (gouvernorats) que compte l'Egypte. La déclaration du cheikh d'Al Azhar dans laquelle il a qualifié de péché l'abstention, a sûrement contribué aussi à la mobilisation des électeurs et au bon déroulement du démarrage du scrutin où, contrairement aux législatives, nous n'avons pas remarqué de dépassements ni de tentatives d'influencer ou de soudoyer les gens devant les centres de vote. En milieu d'après-midi, au siège de la Haute commission des élections, on nous déclarait, d'ailleurs, que rares étaient les infractions relevées, excepté celles — minimes — imputées aux sympathisants des candidats Aboul Foutouh, Morsi et Chafik qui n'ont pas respecté le «silence électoral» (fin de la campagne), comme on l'appelle ici et qui est entré en vigueur depuis le 19 de ce mois. On nous a également rendu compte d'incidents, sans grand effet sur le scrutin, comme la tentative avortée de certains enseignants et ouvriers de contrôler par la force un centre de vote à Manioufia (la rétribution des personnels du vote est tentante) ou l'arrestation de 10 malfrats (baltagia), dont trois femmes, à Ettahrir qui projetaient de s'attaquer à un bureau, mais tout cela était sans gravité. Quant à la tendance et aux pronostics du vote, personne n'en sait rien, d'autant que le décompte ne commence que ce soir. Mais il est quasi certain que les islamistes voteront Morsi ou Aboul Foutouh (voir notre article ci-dessus), que les nassériens et beaucoup de nationalistes arabes pencheront pour Sabahi, alors que les Coptes (pratiquement à cent pour cent), une grande partie des hommes d'affaires et des cadres non islamistes, ainsi qu'une frange des libéraux donneront leurs voix à Amr Moussa et à Ahmed Chafiq. Mais un scrutin, c'est aussi des surprises… S.G.