Par Abdelhamid GMATI La culture tunisienne passe par une mauvaise période, particulièrement ces derniers mois. L'épisode le plus récent concerne le Festival international de Carthage. Fait inédit: après la présentation du programme de cette 48e édition, les trois syndicats de la musique ont annoncé, dans un communiqué commun, leur boycottage de cette édition en raison de l'absence d'un certain nombre de chanteurs et d'artistes tunisiens dans cette programmation. Le ministre, M. Mehdi Mabrouk, avait souligné dans sa conférence de presse qu'«on a tenu à proposer une programmation, fruit d'un travail rigoureux et en toute transparence, mené par toute l'équipe du comité pour choisir des spectacles de haut niveau et dignes d'un pareil festival, afin de lui rendre sa réputation et son aura d'antan». Pourtant des membres du comité ont affirmé avoir proposé 6 spectacles d'artistes tunisiens parmi les projets qui leur avaient été soumis. Mais le ministre n'en a retenu aucun, estimant que la commission n'est que consultative et que c'est lui seul qui a décidé. Dans une interview à une chaîne de télé, il affirmait qu'il n'est pas obligatoire d'avoir des spectacles tunisiens, en citant en exemple les festivals de Cannes et de Berlin. Ce qui est une contre-vérité, Cannes et Berlin foisonnant d'œuvres nationales même si elles ne figurent que dans les sections parallèles. De plus, tous les pays du monde organisent des festivals essentiellement pour promouvoir et faire connaître les œuvres de leurs artistes nationaux et en premier lieu à leur public. Mais le ministre a raison de dire que Carthage n'est pas un festival de la musique et de la chanson. C'est un festival multidisciplinaire conçu pour promouvoir la culture tunisienne en ouvrant une fenêtre sur les autres cultures. D'ailleurs, pendant de nombreuses années, Carthage (comme Hammamet) réservait son ouverture à une création (théâtrale) tunisienne que le festival produisait. Puis avec la dictature, la programmation dépendait du bon vouloir de la Cour présidentielle, privilégiant la chanson orientale (libanaise) et estompant le théâtre et les créations tunisiennes. Mais à voir la programmation de cette 48e édition, on se rend compte qu'elle est entièrement consacrée à la musique et à la chanson. Il y a là une contradiction et une ressemblance avec l'ancien système. Cette marginalisation des musiciens tunisiens a été précédée, la semaine dernière, d'une condamnation des artistes peintres accusés d'avoir profané le sacré et livrés par le ministre à la vindicte populaire : d'où des appels répétés au meurtre des artistes. On sait qu'il n'en a rien été et que l'exposition à El Abdellya ne comportait aucune atteinte au sacré. L'ayant reconnu, le ministre n'en a pas moins maintenu ses décisions arbitraires et préjudiciables de fermer le lieu culturel et de porter plainte contre les organisateurs. Il y a là comme une volonté délibérée de nuire aux artistes. Le ministre agit toujours seul contre tous. Il s'était déjà mis à dos son propre personnel du ministère et a eu quelques différends avec le syndicat. Il a aussi accusé les éditeurs d'être en possession de biens mal acquis et de gaspillage des ressources de l'Etat. Ce qui lui a valu une réponse cinglante de l'Union des éditeurs qui l'a mis au défi d'apporter des preuves à ses accusations. On attend toujours ces preuves. Il y a quelques mois, le ministre s'est illustré par une déclaration unique en son genre visant des artistes libanais et arabes : «Il faudrait passer sur mon cadavre pour que Nancy Ajram et autres soient présents au festival de Carthage». Ce qui nous a valu la colère, la défiance et les menaces de boycott des artistes libanais et égyptiens. Le libanais Rami Ayach avait discuté avec le ministre et cela lui a valu d'être présent à Carthage. On n'oubliera pas de sitôt le refus du ministre de financer (en partie) le pavillon tunisien au festival de Cannes, expliquant qu'aucun film tunisien n'avait été sélectionné et que cela permettrait aux cinéastes tunisiens de s'améliorer. Les cinéastes tunisiens dont il parlait ont pour noms Nouri Bouzid, Mahmoud Ben Mahmoud, Ridha Béhi, Chawki Majeri, Elyes Baccar. Des cinéastes aux talents confirmés et honorés à l'étranger. La Tunisie a toujours été présente à Cannes, même sans film sélectionné (en fait, un seul film tunisien a été sélectionné à Cannes) car cela permet aux cinéastes tunisiens de vendre leurs films, de se faire connaître, de conclure des coproductions, etc. Le ministre est revenu sur sa décision et a même participé lui-même à Cannes. A noter qu'entre 2011 et 2012, c'est-à-dire durant la Révolution, 28 films tunisiens (longs métrages de fiction et documentaires) ont été produits et réalisés, dont plus de la moitié ont été financés par des fonds propres, sans aucune aide du ministère (un long métrage coûte, en moyenne, 1 million de dinars et un documentaire, quelque 300.000 dinars). Espérons que le ministre consentira à aider à leur diffusion. Il faut cependant dire que le ministre, qui semble nous dire «La culture, c'est moi» et qui a annulé le festival de la chanson, va créer un nouveau festival, qui aura lieu à Kairouan durant le mois de Ramadan : le Festival international de la chanson soufie et spirituelle. On n'en attendait pas moins de la part d'un gouvernement islamiste. A part cela, la liberté des artistes est préservée. A condition de ne pas toucher au «sacré». Attention, ce terme englobe beaucoup de choses nouvelles; font partie de ce nouveau «sacré», les salafistes, les gouvernants... probablement d'autres sujets comme «l'amour» (adieu aux chansons et aux histoires d'amour). Au fait : cet article toucherait-il au nouveau «sacré» ?