Par Maher HANIN Notre pays va mal , il nous inquiète. On a tous, et peut-être pour la première fois, un sentiment étrange : le pire peut-il nous arriver ? Finirons-nous par nous trouver emportés par les mauvais vents ? Scènes de violence, incitations à visage découvert au meurtre, dont celles qui ont visé récemment Issam et Néjib Chebbi et Chokri Belaïd, instrumentalisation des mosquées, attisement des sentiments religieux à des fins politiques et mobilisation salafiste contre les artistes, les hommes politiques, les militants de la société civile et même contre l'Etat. Par ailleurs, rien ne semble changer pour les démunis, les révoltés des régions enclavées et les quartiers défavorisés. A mi-distance du psychodrame et de l'élan révolutionnaire, le Tunisien se cherche, aspire à des jours meilleurs et a chassé le dépit, le désespoir et la noirceur. La société tunisienne est-elle sur le point de vaincre son impuissance et de dépasser ses angoisses ? Est-il permis de rester enthousiaste et optimiste ? Il va sans dire que notre révolution a suscité dans les esprits de ses acteurs, mais aussi dans tous les esprits des spectateurs étrangers du monde entier, une sympathie allant jusqu'à nourrir le véritable enthousiasme, un enthousiasme qui donnait l'espoir qu'un autre monde meilleur est toujours possible . Le 14 janvier a porté en lui l'espérance d'en finir avec la soumission, l'autoritarisme, la corruption et, surtout, avec l'injustice à l'égard de la Tunisie profonde et des classes sociales démunies et marginalisées . Le grand mérite de notre révolution et de tout le Printemps arabe demeure le démenti éclatant opposé à toutes les thèses néo-orientalistes sur l'exception islamique et sur la différenciation arabe et musulmane, qui laisse entendre que nos peuples, de par leurs cultures, leurs croyances, leurs structures sociales et leur héritage civilisationel, sont hermétiques aux valeurs universelles en termes de libertés individuelles, de démocratie et de droits de l'Homme. Et, comme l'a écrit Jean-Pierre Filiu dans son dernier livre «La révolution arabe : dix leçons sur le soulèvement démocratique», les Arabes étaient décrits comme l'Autre par excellence, ce qui les mettait au ban de la modernité comme de ses bienfaits. Aujourd'hui, on n'est plus une exception et on aspire à être de véritables citoyens du monde moderne. En revanche, notre société vit un véritable débat sur le sort de notre révolution : est-on vraiment sur la bonne voie vers une démocratie réelle, vers un pluralisme politique vif et dynamique ? La Tunisie post-révolutionnaire avance-t-elle pour devenir un Etat de droit, c'est-à-dire un Etat qui s'applique à garantir par la loi la protection des droits fondamentaux et publics. La société tunisienne a-t-elle les moyens intrinsèques d'être et de rester ouverte, tolérante et respectueuse des différences ? Les attaques réelles aux liberté individuelles, aux journalistes — dont la plus scandaleuse est celle qui a touché la militante Néjiba Hamrouni —, les menaces continues contre les artistes, les libres-penseurs, les militants des droits de l'Homme et de la société civile et, d'autre part, la diabolisation des opposants, l'impunité accordée aux groupes salafistes violents, accentuent le sentiment de désarroi qui hante les élites et les démocrates et qui laisse planer un sentiment d'incertitude générale. Le style de gouvernance actuel, choisi et adopté par la Troïka au pouvoir et le retour de multiples signes de népotisme ainsi que de confusion entre Etat et parti, amplifient de jour en jour les craintes des Tunisiens et des Tunisiennes sur leurs acquis, mais surtout sur leurs aspirations aux droits humains et civils, longtemps attendus et pour lesquels plus d'une génération se sont battus corps et âme. Si le peuple tunisien nous a rappelé encore une fois sa puissance et sa détermination, il est temps que nous persévérions tous dans cet élan. Dans ce sens, la question qui mérite d'être posée à tous les intellectuels, militants des droits de l'Homme, et avec plus d'acuité sur les acteurs politiques, est la suivante : comment faire pour prolonger cette volonté populaire de dignité, de liberté et de justice ? Il est totalement évident que le rôle du spectateur, même s'il est critique, est contre-productif. Le maître-mot qui, de nos jours, doit et peut nous pousser à aller de l'avant est : faire l'effort d'être libre ou, pour le dire autrement, montrer et faire monter notre désir démocratique, et même si les victoires ne sont pas au rendez-vous, il faut lutter pour ne pas sombrer dans une litanie désespérante et un scepticisme qui peuvent nous mener de nouveau vers l'acceptation individuelle et collective de l'autoritarisme . Pour reprendre la formule de Féthi Ben Slama, un devoir d'insoumission doit nous incomber à l'intérieur de nous-même et à l'encontre des formes de servitude qui peuvent conduire à un sentiment d'accablement. La démocratie est un combat latent pour la liberté, un combat qui nous a toujours appelés et qui nous appelle encore plus aujourd'hui à investir l'espace public et à servir la chose publique en tant que citoyens et ne plus agir en tant qu'individus. En d'autres termes, un combat pour ancrer une autre culture qui mène des milliers de jeunes, de femmes et de citoyens libres à dépasser, aussi bien dans la conscience que dans l'action, les limites de l'individualisme et à porter un projet collectif pour tous. D'autant plus qu'on n' est plus dans la logique de la lutte contre l'oppression, où un seul peut avoir raison contre tous. La logique récente de lutte pour la démocratie en Tunisie nécessite la conquête de la confiance populaire et l'adhésion de la volonté publique. Notre révolution ne pourra être un événement historique que si on parvient à organiser le présent en fonction de l'avenir, à condition que l'avenir lui-même traverse notre présent, non comme illusion ou utopie mais comme alternative possible, et tout cela dépendra de nous : démocrates convaincus et engagés.