Par Adel Zouaoui L'image d'Epinal d'une Tunisie douce et florissante que Ben Ali s'évertuait à embellir sans discontinuer s'est vite effondrée après la révolution du 14 janvier. Les Tunisiens, toutes catégories confondues, se sont réveillés sur l'incroyable état de désolation et d'indigence morale, économique et intellectuelle sous lequel croupissait leur pays. Des pans entiers de notre territoire ont été laissés à l'abandon et n'ont connu, depuis l'indépendance, que peu de développement. Une jeunesse en perdition et sans illusion, des diplômés sans emploi et des diplômes dépréciés et sans valeur, une administration corrompue, des institutions de l'Etat privatisées ayant été gérées par des ministres inamovibles arrogants et omnipotents, en même temps qu'obséquieux et thuriféraires d'une République bananière aux allures d'une monarchie d'un autre âge, des caisses de l'Etat vides suite au pillage systématique des deniers publics par les clans de Ben Ali et de son épouse. Voici donc le legs transmis à notre jeunesse par l'ex-dictateur et ses acolytes, par ceux qui feignaient de nous donner des leçons de patriotisme toutes les fois qu'une voix contestataire s'élevait pour dénoncer leur dépassement. Mais le pire est ailleurs et dépasse de loin la situation économique et sociale dans laquelle on se trouve tous empêtrés. Il est plutôt d'ordre éthique. C'est la désintégration de nos valeurs morales qui nous préoccupe le plus aujourd'hui, conséquence directe de cette mauvaise conduite de l'Etat tunisien durant les vingt-trois dernières années. Des valeurs telles que la probité, l'impartialité, l'intégrité morale, l'honnêteté, l'effort, le dépassement de soi et l'abnégation sont devenues des oiseaux rares. Quant à l'incivilité, elle est monnaie courante, et ceci sans parler de la corruption qui s'est propagée comme une mauvaise herbe et a gangrené tout l'appareil de l'Etat et de son administration. Il n'y a qu'à observer le comportement et les agissements de certains de nos concitoyens pour pouvoir juger du degré de notre civisme et de notre développement humain. D'aucuns semblent aujourd'hui se comporter au mépris des lois, des règlements et des règles basiques de bienséance, enclins à l'infraction et à la transgression; mais aussi à la paresse physique et intellectuelle, à la tricherie, à la tromperie et au travail bâclé et mal fini. Il n'est plus question de parler de comportements isolés, mais plutôt de phénomènes sociaux. Nos rues et espaces verts sont transformés en dépotoirs pour détritus qu'on jette à tour de bras et à n'importe quelle heure de la journée quand ils ne sont pas improvisés en scène pour les cérémonies de mariage, nos trottoirs se voient carrément envahis par les étals de légumes et de fruits installés à tout-va, nos quartiers, villages et hameaux sont défigurés par des constructions anarchiques, nos ruraux refusent de quitter leurs bonnes veilles coutumes de campagne, même quand ils sont installés en ville, nos chauffeurs de taxis ne ressentent aucune gêne à se soulager à la dérobée derrière des arbustes plantés sur la voie publique, nos voisinages sont en proie au bruit et à la musique assourdissante qu'on laisse diffuser jusqu'à l'aurore à l'occasion des fêtes nuptiales, certaines de nos routes sont parfois coupées sous prétexte de je ne sais qu'elle revendication syndicaliste et j'en passe et des meilleurs. Tout le monde semble agir dans l'impunité. Quant au travail, on s'en soucie comme d'une guigne. D'ailleurs, on déploie mille et une astuces pour gagner de l'argent sans fournir le moindre effort. L'accès à la fonction publique est devenu le sésame pour une planque assurée pour toute une vie professionnelle. Un effort de rééducation et d'apprentissage des règles de la citoyenneté est plus qu'urgent aujourd'hui. Il faut que le gouvernement, les partis politiques, la société civile et les associations éducatives s'y penchent sérieusement, car il y va non seulement de l'image de notre pays, mais aussi de la réussite du processus de notre démocratie. Force est de souligner qu'aucune démocratie ne peut prendre racine dans une société en proie à l'incivilité et au non-respect des règles basiques de la citoyenneté. Faut-il encore rappeler que notre liberté s'arrête là où commence celle des autres. La démocratie ne sous-entend pas le désordre et la débandade. Elle est plutôt l'art de vivre ensemble en bonne intelligence, l'art de pouvoir se mouvoir dans le même espace public commun sans porter préjudice à qui que ce soit. La démocratie n'est pas seulement des débats houleux dans les arènes politiques, mais c'est aussi une intelligence collective à construire ensemble, les uns les autres. Moraliser la société tunisienne est une priorité pour qu'elle puisse retrouver ses bonnes valeurs d'antan, les valeurs de respect, de tolérance, de modération, d'altruisme et de don de soi et de renouer avec d'autres celles du travail et de l'effort. Lesquelles valeurs doivent être inculquées à la jeune génération. L'école, dans ce contexte, pourrait jouer un rôle prépondérant. Elle pourra constituer le lieu idoine d'où sortira une société lisse et policée. Et c'est pour cela qu'il faut la faire valoir, ainsi que l'enseignement qu'on y dispense. Nos enfants doivent y recevoir, certes, l'apprentissage de la lecture et de l'écriture mais aussi celui des premières notions d'une vraie culture citoyenne. Lesquelles notions feront de nous un jour des citoyens à part entière et non entièrement à part.