Par Saïd ALOUI En fait, le concept de religion d'Etat exposé par John Locke depuis le 17e siècle n'est pas nécessairement contraire à la démocratie et aux libertés et il n'est pas question qu'il soit par lui-même motif de frayeur et de lamentation. Néanmoins, aussi bien l'identité que la religion d'Etat, sans être antionomiques avec le concept d'Etat démocratique, contiennent les ingrédients explosifs et détonants de l'Etat national qui, de par l'enseignement de l'histoire, a souvent pour aboutissement la dictature d'un régime nationaliste ou d'un régime autocratique, exacerbant l'une ou souvent les deux fibres à la fois, multipliant les zones interdites à une information libre et les tabous intellectuels, pour aboutir à la confiscation des libertés publiques et individuelles. La mise en exergue de l'identité et la religion ne tend-elle pas consciemment ou non à exclure et cloisonner au lieu de rassembler et avancer ? Afin d'éviter de ramer à contre courant, dans un monde qui tend vers l'universalité où le meilleur citoyen est celui qui rend de bons et loyaux services à la communauté, qu'il soit résident ou non, autochtone ou étranger, musulman ou bouddhiste, homme ou femme. Récemment, le débat sur l'identité en France n'a-t-il pas tourné au fiasco, car il a glissé et a fait ressurgir les relents de la xénophobie et de l'exclusion. D'autre part, rien n'est venu perturber ou mettre en danger notre identité. Pourquoi ne pas aller de l'avant et éviter toute impression d'avoir mal digéré les douleurs passées ? Cela rappelle, dans un autre contexte, la réflexion de Wole Soyinka qui, réagissant au concept de négritude verbeuse clamé par Léopold Sédar Senghor face à l'Occident colonialiste, disait «le tigre n'affirme pas sa tigritude, il bondit sur sa proie». Notre identité ne peut être statique, elle est guidée par le dynamisme de l'entendement qui se nourrit des valeurs universelles de tolérance, toujours en perpétuel devenir, où le respect de l'individu et des groupes doit guider nos approches. Elle devrait avancer sans ruminer le passé. La Tunisie que l'on voudrait voir renouer, avec plus d'insistance, avec sa tradition ancestrale de terre d'accueil, d'asile et d'hospitalité, doit plutôt donner la vision plaisante d'un refuge et non d'un sanctuaire. Le message pour la postérité que devrait véhiculer la Constitution tunisienne pour l'ensemble des Tunisiens et aussi des autres peuples est celui de l'espoir ; espoir à la mesure de celui suscité à travers le monde suite à l'avénement de la révolution. Bien avant nous, la révolution de velours qu'a connue la Tchéquie, donne la parfaite illustration de cette vision, à travers le préambule de la Constitution de 1992 qui en est issue, stipulant que la rénovation de l'Etat se construit «dans l'esprit des valeurs inviolables de la dignité humaine et la liberté, comme la patrie de citoyens libres et égaux en droits qui ont conscience de leurs obligations envers les autres et de leur responsabilité envers tous, comme un Etat libre et démocratique, fondé sur le respect des droit de l'Homme et sur les principes de la société civique». L'article de la même constitution proclame que « la République tchèque est un Etat de droit souverain, unitaire et démocratique fondé sur le respect des droits de l'Homme et du citoyen». Son premier président, l'illustre homme de culture et dramaturge feu Vaclav Havel disait à ce sujet que «la sauvegarde de notre monde humain n'est nulle part ailleurs que dans le cœur humain, la pensée humaine, la responsabilité humaine». Aussi l'exemple du melting-pot américain est à méditer, car il est issu d'un climat de tolérance et d'instruments juridiques appropriés aidant à l'intégration, contrairement à certains pays où les règles iniques d'exclusion produisent d'autres cercles d'exclusion et d'inégalité et sont générateurs de malaise social et de fragilité politique. Car l'émigré reste toujours flanqué de l'étiquette d'étranger, garde une valise dans la tête … au cas où… et ne cherche pas à s'investir durablement dans le pays d'accueil, ni défendre ses valeurs, faute d'assimilation. Il devient, par conséquent, source d'inquiétude, sur le plan social, et de surenchère politique. Quant à l'Islam, présenté comme religion d'Etat, ne devrait-on pas l'enrichir en se référant aussi à l'éthique universelle afin de l'inscrire dans la modernité et lui éviter une forte exposition politique pouvant miner les fondements d'un régime démocratique ? Ne l'oublions pas, l'Etat est un concept, et fonde sa légitimité à travers sa neutralité en n'instaurant aucune inégalité entre les citoyens. Paradoxalement à ce que pourrait laisser deviner la précédente réflexion, l'ambiance de religiosité qui anime la majorité gouvernementale actuelle conforte, dans l'absolu, et consolide l'Etat tunisien par rapport à sa déliquescence passée du fait de l'immoralité qui a gangrené le comportement et l'action passés de plusieurs de ses institutions. La forme infinie de la subjectivité fonde le fonctionnement de l'Etat, comme l'affirmait Hegel. Il est utile de l'accepter et de l'assumer, mais sans verser dans l'ambiguïté d'un Etat religieux, entraînant nécessairement la confiscation de la liberté de penser. La constitution et la législation doivent se fonder principalement sur l'éthique. La spiritualité ne doit pas remplacer mais compléter la vie éthique, car à l'origine, la notion de citoyenneté, pierre angulaire de l'Etat moderne, ne peut supporter une quelconque discrimination ou hiérarchie. D'ailleurs, par un retournement extraordinaire de situation que réserve parfois l'histoire des peuples, on constate que face à la pesanteur traditionnaliste de l'arrière-garde de l'époque, Habib Bourguiba a fait plusieurs concessions à ses visées modernistes, et justement à travers la rédaction de l'article premier de la Constitution de 1959. La majorité actuelle devrait en faire de même, mais face à une intelligentsia diamétralement opposée, car profondément ancrée dans la modernité. Cette démarche permettrait de nous prémunir contre une éventuelle fracture sociale.