Quatre années, si l'on ne s'abuse, que Kadhem Essaher ne s'est pas produit à «Carthage». Absence inhabituelle pour un chanteur qui voilà près d'un quart de siècle (un quart de siècle oui !) accumulait les succès de foule dans nos festivals, et jouissait, par-dessus tout, d'une popularité sans égale auprès de nos publics féminins. Une absence néanmoins largement compensée, ce jeudi soir, sur la scène du théâtre antique, par un concert de «retrouvailles» qui a drainé huit à neuf mille spectateurs, des spectatrices pour être plus précis, de 14 à 18 ans pour la plupart, voilées et non voilées (détail d'importance), beaucoup plus soulignent les organisateurs que lors du passage de Sabeur Rebaï. C'est dire... Et au milieu d'une euphorie indescriptible ! Avant même l'apparition de l'idole, une chorale géante s'était improvisée sur les gradins, entonnant un à un ses tubes les plus connus. «Zidini» et le reste... Cela se maintiendra d'ailleurs tout au long du récital. Kadhem Essaher n'aura, pour ainsi dire (ou presque), que donné le «La» à un amphithéâtre étonnamment au diapason, ne ratant pas une note, un mot, une virgule. C'était d'autant plus remarquable que les textes étaient des poésies en littéral de Nizar Quabani. Par quoi expliquer ce «phénomène» ? Difficile à dire. Le personnage de Kadhem Essaher y est sans doute pour quelque chose. C'est un profil charismatique, charmeur et séducteur, auquel les poèmes «platoniquement» galants de Quabani ont dû conférer, quelque part, les attraits du «père» ou du «fiancé rêvé». La simplicité des mélodies de Kadhem Essaher n'y est pas étrangère non plus. Il est toujours bon que les mélodies soient simples dans la chanson. Le vrai mérite de Kadhem Essaher, peut-être le seul au point de vue musical, est qu'il a su associer la langue arabe littérale à la composition courte. Il n'est pas, à proprement parler, le pionnier du genre (Houyem Youness et Majda Erroumi l'ont certainement précédé), mais c'est lui qui l'aura fait vraiment perdurer, qui en a fait un style à part entière. Le plaisir en moins ? Gros succès populaire, euphorie, fusion entre scène et public, qu'en était-il, maintenant, de ce récital, en termes de musique pure, en termes de création et de chant ? Nous posons cette question parce qu'elle a toujours fait problème s'agissant de Kadhem Essaher. Pour juger d'un chanteur, la critique musicale a généralement besoin de le situer par rapport aux écoles historiques du chant. Or, curieusement, Kadhem Essaher ne s'apparente à aucune de ces écoles. Il n'appartient pas à l'école du tarab égyptienne ou syrienne. Pas plus qu'a l'école de Sayyed Derwish et de Mohamed Abdelwahab. Encore moins à celle des Rahabani. Ni, fait étrange, à l'école irakienne du maquâm. Sur la base de son parcours rotanien du moins (le parcours dominant), Kadhem Essaher ne présente aucune caractéristique musicale ou vocale digne d'être singularisée. L'impression, en fin de compte, est que le chanteur se réduit essentiellement à son image scénique et médiatique, et très peu, très rarement, à sa musique et à son chant. On en vient à se demander ce que Kadhem Essaher aurait représenté pour l'écoute arabe sans cette image que lui ont «confectionnée» tour à tour, souvent en complément les unes des autres, les poésies de Quabani et les clips de Rotana. Nous nous sommes posé cette question, jeudi soir à «Carthage», alors que le chanteur irakien arpentait, démarche leste et sourire avenant, le devant de la scène. On observait une gestuelle, une posture bien plus que l'on écoutait une voix. Nous nous sommes rendu à une évidence en définitive : il n'y avait même pas de réel plaisir à écouter ces chansons de poésie galantes, et de mélodies simples. Ni «Zidini», qui capte pourtant par son motif récurrent, ni même «Achahadou» ou l'ondoyante «Inni Khaïartouki Afkazi», ou la presque mashiste mais subtile «Allahou ala innissa»... (et l'on aura cité les meilleures) ne suffisaient vraiment à notre émotion. C'était peut-être une perception momentanée. Personnelle à coup sûr. Mais c'est ce qui nous reste, à chaque fois hélas, des concerts de Kadhem Essaher. Depuis la mi-80, depuis qu'il se produit régulièrement dans nos festivals. C'est, un peu, ce sentiment d'une musique qui n'est que prétexte à «un personnage», et d'un «personnage» qui se serait dispensé, s'il avait pu le faire, et de musique et de chant.