Par Abdelhamid GMATI Pas de surprise, donc, à l'Assemblée nationale constituante qui devait se prononcer sur la nomination de M. Chedly Ayari comme gouverneur de la Banque centrale. D'ailleurs, la question ne passionnait pas beaucoup de gens, les décisions du gouvernement ayant été totalement entérinées. M. Ayari prend donc la place de M. Mustapha Kamel Nabli, démis sans raisons valables. Cependant, les débats sur cette question ont révélé quelques nouveautés, et même le résultat attendu n'a pas été conforme aux précédents, en particulier celui destituant l'ancien gouverneur. En principe, la Troïka compte sur une majorité de 138 voix sur les 217 de l'Assemblée. Cela lui permet de faire adopter tout ce qu'elle décide. Mais là, elle n'a récolté que 97 votes contre 89 et 5 abstentions. D'aucuns s'en réjouissent, estimant que l'hégémonie qui était de mise s'estompe, et que la démocratie se met en place concrètement. De plus, plusieurs députés ont contesté ce résultat estimant que le nombre des votants (189) dépasse celui des députés présents qui était de 156 en début de séance. Mais là, on peut estimer que des députés absents au début, ont rejoint leurs sièges en cours de séance. Encore que le président de l'Assemblée aurait pu procéder au décompte, ce qu'il a refusé de faire sans explication. Ce vote révèle que des constituants n'ont pas suivi les consignes de vote de leurs partis. On a établi que 2 élus du CPR, 4 d'Ettakatol et 2 d'Ennahdha ont fait défection. On savait que les deux premiers partis cités comptaient plusieurs dissidences ces dernières semaines; et c'est du côté des islamistes que cela étonne. Jusqu'ici, on pensait que le mouvement Ennahdha agissait plutôt comme une secte. Dans tout parti politique, à travers le monde, qu'il soit au pouvoir ou dans l'opposition, il y a souvent des divergences, des opinions contraires à celles des dirigeants et elles s'expriment parfois par un non-respect des consignes de vote. Une députée du CPR l'a rappelé en clamant : «Notre loyauté n'est pas pour Marzouki mais pour nos principes». Mais à Ennahdha, on avait une unanimité sans faille sans aucune divergence ni discordance. La discipline et l'obéissance aveugle aux directives du chef, du gourou. Jusqu'ici. Lors de ce vote, deux députés ont exprimé leur désaccord avec la position de leur mouvement, l'ont clamé haut et fort et ont voté contre. Est-ce à dire que ce mouvement se mue en parti politique traditionnel avec des députés responsables, capables de se dissocier des considérations partisanes et respectueux de leurs propres principes ? C'est à voir et là réside une autre nouveauté. Certaines formations, en particulier Ennahdha et le CPR, clament depuis des mois, la nécessité d'exclure les ex-Rcédistes de la vie politique et veulent même faire voter une loi en ce sens. Mais, voilà que M. Rached Ghannouchi, leader des islamistes, appuyant la nomination de M. Ayari, estime que «la Tunisie ne peut se priver des anciennes compétences». Du coup, les élus nahdhaouis s'alignent et balaient d'un revers de main les attaques et les arguments des opposants qui reprochent à M. Ayari son passé politique. Ils ont insisté sur les compétences de la personne, ont relativisé son implication dans l'ancien régime et ont souligné que du temps de la dictature, plusieurs Tunisiens compétents dans plusieurs domaines ont été utilisés et ont été exposés aux méfaits du despote. Ils ont même apostrophé l'opposition, affirmant que plusieurs de ses représentants étaient plus ou moins impliqués dans l'ancien régime. Y aurait-il revirement des nahdhaouis sur cette question, étant entendu que ceux qui ont commis des actes illégaux, répréhensibles devront en répondre devant la justice? ? On savait que plusieurs membres de l'ancien parti, aujourd'hui interdit, ont été récupérés et œuvrent dans plusieurs ministères et administrations publiques. Cela se fait en catimini. C'est la première fois qu'Ennahdha nuance sa position, publiquement. Allons-nous vers un autre attribut de la démocratie qui exclut la chasse aux sorcières, l'exclusion, l'arbitraire ? Il faut le dire : les débats ont été passionnés, bien qu'émanant des mêmes députés. Cela indique que les élus prennent leur rôle à cœur, s'intéressent jusqu'à se passionner aux questions qui leur sont soumises et expriment leurs opinions. Malgré les restrictions et les interdits que leur impose parfois le président, toujours opposé à l'opposition. Mais il faut déplorer certains comportements : des invectives, des insultes, des accusations. Certains gardent un certain niveau de bienséance, de politesse, de respect ; d'autres hélas se laissent aller à la vulgarité. Cela ne saurait être toléré dans un Parlement. Il est vrai que la présidence y est pour beaucoup. Lorsqu'une constituante s'adressa aux élus d'Ennahdha pour les inviter à voter «en leur âme et conscience», M. Ben Jaâfer intervint pour la rappeler à l'ordre et lui signifier qu'il faut se tenir au sujet et non invectiver ses collègues. Mais lorsque plusieurs députés nahdhaouis s'en prirent à leurs collègues de l'opposition, le président laissa faire au point qu'un député le lui fit remarquer en soulignant qu'il «semblait se délecter des attaques contre l'opposition». Il y eut quand même des députés dignes, responsables qui, au lieu de s'en prendre aux autres, ou au candidat, relevèrent les vrais enjeux comme par exemple la réforme de la BCT et de certaines institutions. Dans tout cela, il y avait un grand absent, l'intérêt de la Tunisie. Pourquoi avoir destitué M. Nabli ? Pourquoi un nouveau gouverneur ? Un député virulent l'a exprimé à sa manière : «C'est un épisode politico-politique pour se partager le pouvoir au sein de la Troïka et montrer de quel bois chacun se chauffe. En clair: le président du gouvernement a expulsé Baghdadi Mahmoudi, le président de la République a limogé Mustapha Kamel Nabli, et le président de l'ANC a nommé Chedly Ayari». Et c'est l'agence Moody's, l'une des quatre principales agences de notation dans le monde, qui vient nous rappeler les dégâts faits aux intérêts tunisiens: «Le limogeage de Mustapha Kamel Nabli de son poste de gouverneur de la Banque centrale de Tunisie a un impact négatif sur la Tunisie (-BAA3), car il nuit à la crédibilité de la Banque centrale, facteur clé dans la sauvegarde de sa force de crédit et aura également pour conséquence de dissuader plus tard les investisseurs déjà réticents suite à la révolution tunisienne». On est encore loin de la démocratie qui est là pour sauvegarder et promouvoir les intérêts des Tunisiens.