Par Yassine ESSID Tel un souffleur qui, au théâtre, murmure leur texte aux acteurs victimes d'un trou de mémoire, R. Ghannouchi, s'arrange périodiquement et de façon synthétique, d'insuffler au gouvernement quelles devraient être ses priorités politiques tout en rappelant à la Troïka, ou ce qu'il en reste, qu'il demeure le véritable chef, celui qui tire les ficelles, contrôle et prend les décisions. Quant à ceux qui croient encore au débat démocratique, ils constatent, à leurs dépens, que, sous des airs de leader effacé, se cache en fait un acteur influent de la vie politique du pays par sa façon d'agir et d'imposer sa solution de façon quasi autocratique. Autant de raisons qui font qu'on aurait grand tort de ne pas prêter suffisamment attention aux quelques éléments de discours adroitement instillés par le leader de la Nahdha. Prenons, par exemple, cette déclaration, curieusement fort peu commentée, lancée tel un défi à la face d'une opposition toujours à la recherche de la potion magique qui cimentera son unité, dans laquelle il affirme: «Qu'aucun parti ne sera une alternative à la Troïka». Et d'ajouter que le nouveau parti d'opposition, Nidaa Tounes, ne serait qu'une «diaspora». Arrêtons-nous quelques instants à cette déclaration péremptoire qui sonne comme une promesse d'éternité et qui révèle, tout autant qu'elle dissimule, la vraie nature du régime que le parti au pouvoir entend mettre en place ainsi que la vérité profonde de sa conception de la démocratie, en dépit des déclarations qui se veulent rassurantes, lancées par-ci par-là pour calmer les inquiétudes du public et gagner du temps. L'exclusion de toute alternative à la Troïka serait-elle synonyme de négation de tout changement futur ? Augure-t-elle du renvoi à l'indéterminé de toute modification du paysage politique, de l'anéantissement de tout espoir de voir arriver au pouvoir une autre alliance que celle que domine actuellement la Nahdha, prescrite comme fait immuable ? Cette déclaration, préfigure-t-elle un retour au parti unique ? Dans ce cas, à quoi bon gâcher notre temps à agir pour une conception différente de l'avenir, quel besoin avons-nous de défendre d'autres idées et d'autres valeurs, quel intérêt à soutenir d'autres propositions et à se mobiliser pour d'autres formations politiques qui laisseraient entrevoir la possibilité d'une alternative ? Bref, y-a-t-il encore moyen de décider librement du choix d'un autre modèle de société que celui que nous proposent les islamistes et d'instaurer une démocratie qui soit équilibrée plutôt qu'une assemblée de godillots avec un parti majoritaire qui détient tous les leviers législatifs et cadenasse la vie politique ? En qualifiant ensuite de «diaspora» ceux que l'expression commune désigne comme une opposition politique au gouvernement actuel, il définit, dédaigneusement et sous un même terme opératoire toute alternative au régime islamiste comme une banale manifestation de protestataires en situation de dispersion. Par conséquent, la vraie nature de toute opposition à la Nahdha est de rester flottante, incapable de faire corps, sans patrimoine auquel s'attacher, sans territoire identitaire et sans héritage ni espace commun. Elle est forcément précaire, aventureuse, mue par des impératifs de survie, vouée, pour des raisons diverses, à un mouvement perpétuel et à une instabilité récurrente. Elle ne possède aucun centre de fixation possible et paraît animée par un mouvement de fuite aveugle, chaotique et agité par des réactions immédiates d'affolement. Amorphe et anomique, cette «diaspora» politique sera ainsi dépourvue d'initiatives et de capacités d'action. Face à cela, s'impose obligatoirement l'unique, la vraie et l'ultime alternative. Celle incarnée par un parti gonflé de pouvoir, bien organisé, pourvu de circuits de solidarités financières dynamiques, d'entreprises acquises à ses idées, d'institutions assujetties. Pour rendre compte de l'efficacité et de l'opiniâtreté de ses fidèles et irréductibles militants, il suffit simplement de se référer à leur visibilité. C'est aussi un parti qui cherche à s'affranchir des règles du jeu, prétend transcender les clivages politiques et incarner à lui seul toutes les valeurs de la révolution. Devant de telles convictions, comment ne pas succomber à la tentation totalitaire ? Comment résister à l'appétit de pouvoir ? Comment ne pas chercher à créer toutes les conditions pour perdurer ? Rappelons que parmi les litanies des gouvernements engagés dans une transition autoritaire, celle de reproduire un discours insoucieux, de minimiser les problèmes qui gênent, d'évacuer les questions qui dérangent, de reporter à plus tard les réformes qui pourtant s'imposent. En somme, le mieux est de ne rien entreprendre qui puisse retourner l'opinion publique contre le régime : comme céder aux revendications, laisser faire les délinquants, être tolérant jusqu'au laxisme vis-à-vis des contrevenants fiscaux, ne pas réagir à l'appropriation du domaine public, ne pas faire preuve de rigueur budgétaire ni de maîtrise des dépenses, manipuler abusivement les statistiques, annoncer des taux de croissance irréalisables, multiplier les promesses d'emplois, occuper l'opinion publique par des questions futiles au détriment des problèmes essentiels, vendre des faux espoirs, entretenir enfin l'illusion d'un retour vers un âge d'or où toutes les contradictions sociales étaient annihilées. Le pays est alors prospère, le peuple heureux, qui croit en son gouvernement et de belles perspectives s'ouvrent devant lui. La démocratisation du système politique en Tunisie est aujourd'hui au cœur des préoccupations aussi bien du public tunisien que des observateurs étrangers. Au vu des décisions que nous subissons, tout incite à la plus grande prudence en matière de prédiction d'une transition démocratique rapide et réussie. Le seul fait rassurant demeure toutefois l'existence d'éléments acquis que nous souhaitons irréversibles tels le pluralisme, la liberté d'expression et de l'information, la présence d'une société civile vigilante, l'influence des réseaux sociaux, la liberté d'association et, enfin, la crainte de l'opinion publique mondiale. Tous ces facteurs sont à prendre en considération car ils devraient contribuer à nous mettre à l'abri de toute résurgence autoritaire. En vérité, personne ne peut accepter l'idée d'une démocratisation sans rendre d'abord irrévocable toute résurgence du parti unique, serait-il issu des urnes. La construction d'un Etat de droit serait vouée à l'échec aussi longtemps qu'un seul parti aura le dernier mot sur ce qui est ou n'est pas bon pour les Tunisiens.