Par Raouf SEDDIK La question de savoir si l'avant-projet de la Constitution que les commissions de la Constituante ont fait circuler est un «brouillon» qui résonne en harmonie avec l'esprit de la révolution ou qui, au contraire, flirte avec l'esprit de la dictature, dictature religieuse cette fois, cette question, si elle n'était pas dans les esprits, l'est devenue depuis peu. En effet, ce n'est pas de n'importe qui que nous devons l'affirmation que cet avant-projet de constitution serait «contre-révolutionnaire» : elle nous vient de quelqu'un qui peut se prévaloir d'une double autorité : académique et politique. Académique, car il s'agit d'un universitaire reconnu dans le domaine du droit public et auteur de plusieurs ouvrages. Et politique, car il a eu le privilège d'avoir présidé aux destinées de la première structure politique issue de la révolution et chargée d'en défendre les objectifs. C'est à l'occasion d'une table ronde qui a réuni plusieurs experts constitutionnalistes que Yadh Ben Achour – c'est bien de lui qu'il s'agit – a fait ces déclarations. Pourtant, à parcourir le texte, on ne peut s'empêcher de se dire à part soi : «Si la constitution des Etats théocratiques ressemble à cela, c'est que ces derniers cachent diablement bien leur jeu !». C'est vrai que, d'une façon plus générale, les dictatures – qu'elles soient religieuses ou non – ont très souvent prospéré sur des textes qui avaient toutes les apparences de la générosité à l'égard de la personne humaine. Elles l'ont fait à la faveur de tel article, de tel passage placé incidemment et qui semble sans importance au vu de la littérature juridique qui le précède et qui le suit dans le texte... C'est autour de cet article que tous les beaux principes sont progressivement vidés de leur substance et que, à leur place, surgit l'hydre de la dictature, avec ses têtes hideuses... Sommes-nous dans ce cas ? On peut et on doit le supposer. Mais faut-il s'enfermer dans ce scénario et commencer à crier au loup avant même de s'être fait de la question une idée claire ? Non, ce n'est pas nécessaire. Ni souhaitable, non plus. Le passage qui suscite la plus grande méfiance est celui qui concerne la «criminalisation de l'atteinte au sacré». Qu'entend-on au juste par sacré ? Et que veut dire «porter atteinte» au sacré ? Le flou autour de ces expressions peut être considéré à juste titre comme une porte ouverte à des mesures qui, sous couvert de défense du sacré, instaureraient une véritable terreur. Des événements récents sont assez vivaces dans nos esprits pour que l'hypothèse ne soit pas considérée comme simplement théorique... D'autre part, qui va avoir le dangereux privilège de décider de ce qui est sacré et de ce qui ne l'est pas ? L'autorité dont il se réclamera sera-t-elle de celles qui obéissent à la Constitution ou ne risque-t-on pas de glisser insensiblement, ici, vers une sphère d'autorité qui réduira tout l'édifice de notre future constitution au rang de pur exercice de style ? Dans le même temps, il n'est pas interdit de se poser la question suivante : la vie religieuse des citoyens n'a-t-elle pas aussi des droits ? Est-il concevable que, au nom de la liberté d'expression, les croyances des uns et des autres soient livrées aux moqueries les plus sordides. Ou que fleurisse toute une culture qui repose sur la profanation de ce qui représente du sacré pour une partie de nos concitoyens ? C'est vrai qu'il existe une conception de la liberté qui valorise, en quelque sorte, les violations de la sphère du sacré... Et que certains parmi nous seraient peut-être tentés d'adopter cette conception pour leur propre compte. Parce qu'ils pensent quelque part, avec un certain courant philosophique, que les religions ne sont plus de notre époque et qu'il est temps de «faire le ménage», pour ainsi dire. Mais est-ce que le triomphe d'une telle conception de la liberté est précisément ce que la révolution qui a eu lieu chez nous est venue consacrer ? Si ce n'est pas le cas – et ce n'est manifestement pas le cas – alors la question de la défense du sacré se pose, si redoutable soit-elle. On ne l'évacuera pas en criant fort «Au loup, au loup !». Mais en réfléchissant au bon compromis : celui qui, tout en veillant à ne pas laisser à la dictature le moyen de s'inviter dans notre avenir à travers les maillons du filet, n'ouvre pas non plus la porte à une forme de violence qui s'autorise d'une conception particulière de la liberté et du progrès des hommes.