La célébration de l'Aïd el Kébir, outre sa portée religieuse, est incontestablement une fête culinaire qui vise à exploiter la viande, les abats et tout ce qui relève du mouton pour concocter des mets traditionnels succulents qui régalent le palais et satisfont le plaisir gourmand des adultes et des chérubins. En effet, au fil des siècles, les musulmans ont appris petit à petit à varier les recettes à base de viande de mouton et à transformer les abats, les pattes et la tête du mouton en des plats spéciaux, qui dénotent un savoir-faire ancestral et un sens gustatif prononcé. En Tunisie, les trois jours de l'Aïd el Kébir ( Aïd el Idha) sont ponctués par un itinéraire bien particulier et des menus ancestraux qui varient selon les régions, mais qui demeurent liés par une même logique. A Tunis, par exemple, et une fois le mouton égorgé, écorché et découpé par l'expert boucher, les femmes s'organisent entre elles pour préparer le repas de midi. Au menu: grillade mixte, composée de viande, de foie, de cœur de mouton, mais aussi de petits morceaux de liya (queue de mouton riche en graisse et dont le goût est fort prononcé). Le méchoui (grillade) s'accompagne généralement de salade grillée, de salades vertes et de sauce piquante. Outre ce plat, les Tunisoises préparent la fameuse qléya, une sorte de ragoût à consistance légère, et dont les principaux ingrédients sont la viande de mouton (généralement l'épaule ou le gigot), le foie, le cœur du mouton, ainsi que les reins. Mijotée à feu moyen, la qléya acquiert ainsi toute sa saveur grâce au jus qui ressort de la viande. Cuite à point, la qléya est servie avec une tranche de citron, ainsi qu'un mélange de persil et d'oignons hâchés. Pour le dîner, les Tunisois préparent généralement une soupe à la viande de mouton. Ce plat qui fait partie, d'accoutumée, de la liste des entrées chaudes , est déjà fort riche en saveurs et en vitamines. Ne nécessitant pas un temps de préparation et de cuisson important, il permet ainsi aux femmes de consacrer la soirée pour préparer les fameuses andouilles (osbanes): elles coupent ainsi de la viande, le foie, le cœur du mouton, un peu de qléya, mais aussi un rein en petits morceaux qu'elles rajoutent à l'ensemble des herbes coupées et lavées à l'avance, notamment les épinards et le persil, mais aussi l'oignon. Certaines ajoutent à cet ensemble du riz. D'autres ont une préférence pour les petits pois. Cette farce est assaisonnée de sel, de poivre, de coriandre, de paprika, de menthe séchée et d'ail. Ce mélange servira de farce aux fameuses andouilles qui ne sont autres que des poches faites à partir de la peau de l'estomac du mouton ( kercha). Il est à noter que le nettoyage de la kercha consiste à tremper cette dernière dans de l'eau bouillante pour faciliter le nettoyage de cette peau à l'aide d'un couteau. Certaines femmes préfèrent la tremper une seconde dans de la chaux et retirer par la suite la fine couche contenant les saletés en un tour de main. Une fois lavée, la kercha est par la suite découpée en morceaux et cousue sous forme de poches qu'on remplit de farce et que l'on ferme sous forme de boulettes farcies. Le osbane remplace la viande dans des mets complets, notamment le couscous ou le riz. Toujours durant le premier jour de l'Aïd, les femmes s'adonnent à la préparation prélimiaire du qadid (viande séchée). La viande est, en effet, lavée, mélangée avec une bonne quantité de gros sel et d'ail hâché, et laissée reposer toute une nuit. Cette étape qui sert à faire ressortir toute l'eau que contient la viande facilite ainsi le séchage du qadid. Au deuxième jour de l'aïd, le menu compte essentiellement le couscous aux osbanes. Certains concoctent un rôti bien juteux pour le dîner, alors que d'autres préfèrent mijoter d'autres plats divers ou encore des grillades. Au second jour de l'Aïd, le qadid doit impérativement être prêt pour passer à la seconde étape qu'est le sèchage: il est ainsi lavé et assaisonné de coriandre, de paprika, un peu de curcumin, d'harissa traditionnelle (harissa aârbi), de menthe séchée et d'huile d'olive. Une fois assaisonné, il est étendu sur les cordes à linge et exposé ainsi au soleil pendant quelques jours. Une fois bien séché, le qadid est découpé en morceaux et cuits dans de l'huile bouillante. Et c'est cette même huile de friture qui lui servira de liquide de conserve. Le qadid résiste ainsi pendant toute une année. Il permettra ainsi aux bonnes cuisinières de mijoter de bons plats chauds en un laps de temps: la viande étant cuite, le temps de cuisson se trouve remarquablement réduit. A Siliana, le menu de l'Aïd est quasiment le même, mais à quelques petits détails près: une fois le mouton égorgé, les habitants de cette région ne résistent pas à préparer une bonne grillade qui prend ainsi la forme d'un petit-déjeuner copieux. La grillade est généralement accompagnée d'une salade méchouia (grillée) et du pain fait maison. Au déjeuner, une bonne qléya serait suffisante pour compléter le festin et permettre aux femmes de s'adonner aux tâches plus compliquées de la fête, à savoir le nettoyage des tripes et abats. Quant au dîner, il est généralement annulé afin de permettre à l'appareil digestif de digérer autant de matières grasses. Côté Cap Bon, et plus précisément à Nabeul, chaque famille a droit à un bon mchalouet le premier jour de l'Aïd. Il s'agit d'un mets qui ressemble beaucoup à la fameuse qléya, mais qui est de loin moins relevé. Les Nabeuliens ont, en effet, tendance à épicer la qléya à tel point qu'elle acquiert une couleur assez foncée. Si le deuxième jour est automatiquement consacré au cousous aux osbanes (andouilles), le troisième est placé sous le signe du sucré-salé. La mrouzia est l'une des spécialités d'origine iranienne qui amalgame à la fois viande de mouton, fruits séchés (pruneaux, abricots séchés et marrons) et fruits secs (amandes, etc). Il est à noter que la mrouzia à la tunisoise est faite uniquement à partir de la viande de mouton accompagnée de pois chiche, de raisins secs et d'amandes dorées. Prenons la barque et allons du côté de l'île de Kerkennah, où le mouton vole, le temps de quelques jours, la vedette au poulpe. Les Kerkenniennes ont à choisir entre la qléya ou la kammounia comme plat principal du premier jour de l'Aïd, outre les grillades mixtes. Le soir, elles préparent la phase préliminaire nécessaire au qadid et nettoient les tripes avant de bien les saler et de les laisser ainsi jusqu'au lendemain. Une fois le jour levé, les femmes préparent les andouilles pour le couscous. Elles passent également à la seconde étape de la préparation du qadid. Il est à noter qu'il existe une autre forme de osbane, idéale d'ailleurs pour les soupes et pour le couscous de la célébration du jour de l'An du calendrier arabe ( ras el aâm el arbi): des andouillettes sont également préparées et placées, ainsi que le qadid pour sécher. Elles sont conservables pour l'hiver.