L'affaire de Tataouine est reléguée au rang des mauvais souvenirs. Mais la vérité sur les ligues et les comités de protection de la révolution est loin d'être établie. Qui sont-ils ? Quelle est la nature réelle de leurs prérogatives, leur action et leur engagement ? Lundi 22 octobre sur l'avenue Bourguiba, quelques milliers de Tunisiens avec tous les partis de l'opposition appellent ensemble à la dissolution des ligues de protection de la révolution lors d'une manifestation qui a suivi l'affaire de Tataouine et marqué la veille du 23 octobre. Sur le trottoir de droite, au niveau du Théâtre municipal, une petite contre-manifestation crie son soutien inconditionnel au gouvernement légitime et à l'ANC et dénonce tous les traîtres qui appellent à la fin de la légitimité. « C'est un fief de nahdhaouis et un lieu de recyclage pour police politique, informateurs et anciens rcdistes. » « Ils sont toujours là, à droite dans toutes les manifestations pour tenter de provoquer ou de contrecarrer... Ils s'érigent toujours contre les manifestants et s'alignent du côté du gouvernement...» L'activiste Sadok Ben Mhenni, fondateur du comité de protection de la révolution de la banlieue d'Ezzahra, prend part à la manifestation contre la violence des comités, le regard rivé sur le trottoir de droite. «Ils ont toujours quelque chose pour les distinguer, non pas entre eux mais pour se faire reconnaître par la police en cas d'affrontements. Ils tiennent leurs portables de la même façon, portent une couleur distinctive quelque part comme l'orange ou le bleu... » Sadok Ben Mhenni parle des membres des comités de protection de la révolution. Il remonte au 14 janvier où il a lui-même créé le comité d'Ezzahra. « Au départ, c'était un mouvement citoyen, après on a commencé à se structurer. Il y avait en partie des sensibilités de gauche qui ont peu à peu ouvert la porte aux partisans d'Ennahdha. Ces derniers ont vite constitué la majorité. J'ai aussitôt découvert parmi nous la présence d'un ancien membre de la police politique qui se fait passer pour un blogueur et d'un ex-président de cellule RCD... Je me suis retiré. Les comités sont devenus depuis un fief de nahdhaouis et un lieu de recyclage pour police politique, informateurs et anciens RCD. Ils sont en train d'en reproduire les méthodes et les stratégies... » Pour Sadok Ben Mhenni, le contexte actuel rappelle sur le terrain celui de la période de 1955 à 1963 où les milices ont été constituées pour anéantir l'adversaire quel qu'il soit. «Faute de performance politique et économique, le parti Ennahdha est obligé de recourir à des miliciens... » La première fois où ces « miliciens » se sont organisés et déployés sur le terrain, c'était le 9 avril dernier, rappelle l'activiste. «Outre les membres immédiats, les comités disposent tous d'une sorte de corps de petits soldats qui sont contactés et enrôlés à l'occasion de chaque événement moyennant une somme d'argent. » Sur l'avenue Bourguiba, ce jour-là, peu de manifestants réalisent comme lui les prérogatives et la vraie nature de l'engagement des comités. Chronique d'une dérive politique Témoignages de personnes directement touchées, de dirigeants politiques et médias leur attribuent jusqu'ici quelques affaires qui dénotent pour le moins une dérive politique. De la campagne électorale 2011 à la récente affaire de Tataouine, on cite notamment les attaques répétées contre les meeting du parti UPL, le sit-in devant la Télévision nationale, le sit-in devant Radio Sfax, les évènements du 9 avril, l'attaque contre le meeting des femmes de Nida Tounès à Sfax, l'agression contre le député Ibrahim Gassass lors d'un meeting à Kélibia. Les contre-manifestations portent également leur signature... Le député Khémaïss Ksila, membre de Nida Tounès témoigne avec force détails de la présence du président actuel de la LNPR « Ame de la révolution » dans la campagne électorale de 2011. «Il est venu avec les siens casser le meeting du parti Ettakatol auquel j'appartenais. Je l'ai revu plus tard devant le ministère de l'Intérieur du côté de la police, lors des évènements du 9 avril dernier. » Saisie sur toutes ces affaires, la justice n'a encore rien dit. La commission chargée d'enquêter et d'établir la vérité sur les affrontements entre la police et les manifestants le 9 avril dernier n'a toujours rien publié. Et rien d'officiel ne permet encore, à ce jour, de prouver l'implication de ces structures dans quelque dépassement que ce soit, en dépit des preuves matérielles et des témoignages ... L'un des plus saisissants circule sur la Toile. Il filme l'interrogatoire d'un jeune « milicien » enrôlé par le Comité de Bab Souika dans les affrontements du 9 avril dernier entre manifestants, d'un côté, police et « miliciens » de l'autre. «On nous a donné trente dinars, une combinaison et une matraque et on nous a demandé de défendre le pays contre ceux qui veulent semer la zizanie... Pendant les affrontements, une voix nous sommait de nous défendre fermement contre des agresseurs que je ne voyais pas... La voix disait : ce sont les hommes de Hamma,... Ils vont vous attaquer si vous ne vous défendez pas... Au bout d'un moment, il n' y a pas eu d'agresseurs et j'ai senti que c'était monté... » Ils ont surveillé le Bac et observé les élections... contre de sombres complots. Mais les comités de protection de la révolution n'ont pas que des affaires troubles à leur actif. Les rapports des observateurs du scrutin du 23 octobre rendent compte de la présence active des jeunes des comités de protection de la révolution dans l'observation des élections. Proches du parti Ennahdha, ils voulaient parer à une éventuelle falsification des élections. Sur un autre plan, un article paru dans le journal Le Monde du 15 juin 2011 rend compte de leur rôle de première ligne dans la surveillance du déroulement du baccalauréat 2012. Une précampagne électorale invisible battait son plein dans les quartiers populaires de Tunisie. A partir d'un reportage dans un comité de la banlieue de Hammam-Lif, l'article précise : « Le premier comité composé de militants de gauche a été remplacé par un autre proche du parti islamiste Ennahdha... Et ce soir, 24 personnes votent à main levée la mise en place d'un dispositif pour en assurer le bac le lendemain... On ne sait jamais s'il y a des gens qui veulent défigurer la révolution ! » Font-ils circuler entre eux. Les sombres complots des anciens clans au pouvoir qui vont brûler le pays et compromettre le cours de la révolution, à toutes les occasions... Voilà en effet le leitmotiv qui stimule et fait courir les comités. Voilà le spectre qui les effraie. Le dernier en date remonte au 23 octobre où les comités de toute la Tunisie se préparaient à faire face au pire de la fin de la légitimité. Vraies ou fausses menaces, toutes les raisons sont là pour installer les dispositifs de «défense» : surveillance, délation, combat... Manipulation, embrigadement ou adhésion inconditionnelle à un parti ? Qui manipule les «gardiens de la révolution»? Après sa participation très controversée à la rencontre organisée par le Comité de Bab Souika, dimanche 21 octobre, la journaliste Sihem Ben Sedrine répond dans une mise au point : «J'ai parfaitement conscience des interférences politiques et des tentatives de manipulation de ces cadres des comités de protection de la révolution de la part de plusieurs partis politiques de toutes obédiences et notamment d'Ennahdha et même des services de sécurité. Mais j'estimais que cela ne constituait pas un obstacle au débat, bien au contraire, mon devoir me dictait de parler à ces jeunes désorientés qui forment le corps de ces groupes et de ne pas les laisser otages de la propagande politique de tous bords... » Le récent clin d'œil de Seifallah Ben Hassine, alias Abou Yadh, augure-t-il d'une autre interférence que celles pointées par la journaliste ? Des lieux de son escapade, le cheikh des salafistes revendiquait au lendemain de l'affaire de Tataouine «la nécessité de développer les comités de protection du peuple.» Sur le terrain, les comités en vigueur occupent, déjà, dans leur majorité les anciens locaux des comités de coordination et des cellules de l'ex-RCD. Ils quadrillent le territoire de la même façon. La symbolique ne laisse personne indifférent... Géographiquement, socialement, politiquement, ces comités constituent autant de lieux ouverts à la propagande, à la manipulation, au fanatisme et à tous les excès. De là à établir la comparaison avec l'exemple iranien des « gardiens de la révolution », il n'y a qu'un pas. Reste à le justifier. A ce stade, il y a cette différence au moins : le corps des gardiens de la révolution iranienne a été créé par un décret édicté par le guide suprême. Les nôtres tombent sous la loi des associations. Un texte édicté dans l'euphorie de la liberté au lendemain du 14 janvier. Et tout le dilemme est là... (Lire article : « Nous avons adressé deux avertissements à deux ligues...)