Par Khaled TEBOURBI Comme elles se présentent, les 24e «Journées cinématographiques de Carthage» prennent résolument le contrepied de ce qui se professe dans «les sphères du pouvoir». Elles parlent de «s'ouvrir à la jeunesse qui a fait la révolution», de faire écho «à ses attentes de liberté, de justice et de dignité». Leur film inaugural «Dégage», de Mohamed Zran, évoquera même «les dérives» et les «dangers» encourus depuis «la montée des islamistes». Une quasi dissidence. A l'heure où le spectre de l'Etat religieux plane, de nouveau, sur les travaux de la Constituante, à l'heure où des «ligues» autoproclamées «révolutionnaires» essaiment les rues, la démarche est de bon ton, et semble tomber bien à propos. Reste à s'interroger sur ses véritables effets. Un événement artistique, fût-il de cette importance, peut-il modifier «les enjeux» de tout un pays? Peut-être ailleurs, là où le poids des idées se fait toujours sentir, là où la culture et les arts pèsent encore sur les gouvernements et les opinions. Mais ici, dans cette nouvelle Tunisie en friche, brusquement plongée dans les remous de l'Histoire, entraînée, à son corps défendant, dans les conflits politiciens et les clivages idéologiques, qui plus est, au beau milieu de ce «printemps arabe» dont on ne saisit plus ni les tenants ni les aboutissants, force est de ne pas trop y compter. Soyons réalistes, appelons, surtout, les choses par leur nom. Depuis que la Troïka est aux commandes, depuis qu'Ennahdha est aux commandes de la Troïka, la révolution tunisienne a clairement changé de cap. Elle était démocratique, moderniste, universaliste, elle est devenue traditionaliste, puis, de plus en plus, ouvertement islamiste. Peu importent les explications, les justifications, peu importent les «synthèses» et les «consensus». Le revirement est consommé. Et il se traduit au plan du rapport de forces politiques. Une majorité détient le vote à l'Assemblée. Des ministères de souveraineté sont sous son contrôle. De même que des gouvernorats, des délégations et des municipalités. La télévision publique aussi, et progressivement, mais sûrement, nombre de télévisions privées. Sans compter les «ikbess» et consorts et l'appoint toujours «à bon escient» des jihadistes. L'opposition, les militants de la société civile, des médias, des avocats, des magistrats, la jeunesse des villes, la jeunesse des régions n'y ont rien pu, n'y peuvent rien encore, on sourit à la pensée qu'un festival de cinéma pourrait y changer quoi que ce soit. L'Etat omnipotent La vérité est que dans le contexte actuel, les arts et la culture demeurent de simples «tribunes critiques», au mieux des «îlots de résistance». Ils se sont sans doute libérés de la dictature et de la censure, mais ils sont maintenus à l'écart de l'Etat dirigeant, seul et unique dirigeant. Un de nos chroniqueurs attirait l'attention, l'autre jour, sur le préambule de la Constitution qui spécifie que «La Tunisie est un Etat...». Pas «une République», pas «une nation». Preuve, soulignait-il, que dans notre tradition constitutionnelle (dictature ou pas) tous les autres acteurs de la société restent en dehors de la décision. Associations, corporations, corps intermédiaires, «a fortiori» artistes et intellectuels, pas même les électeurs, ceux-là, à peine ont-ils élu des institutions, sont «renvoyés» à la prochaine échéance. L'Etat, chez nous, est toujours dominant, omnipotent. On peut le critiquer, lui résister, on évitait de le faire sous Ben Ali, on s'y adonne à loisir depuis la révolution, mais le résultat est le même : il va toujours son chemin. Les 24e JCC prennent résolument le contrepied de la Troïka gouvernante, d'Ennahdha, des élus et autres «auxiliaires» et partisans d'Ennahdha. Elles s'engagent à réhabiliter la jeunesse révolutionnaire, à retourner aux sources de la révolution. Elles programment même un film documentaire qui dénonce les dangers de l'islamisme. Ce ne sera que «tribune critique», au mieux «îlot de résistance». Elles n'iront pas, hélas, au-delà.