Les insultes cinglent. « Infidèle ! » et « Apostat ! », crient les manifestants islamistes aux deux hommes venus au tribunal manifester leur soutien à un directeur de télévision poursuivi pour blasphème. Coups de poing et coups de tête s'ensuivent. Lorsque cette rixe se termine quelques minutes plus tard, la Tunisie, dont la révolution est érigée en modèle par une grande partie du monde arabe, vient d'assister à une scène cruciale que certains décrivent comme les prémices de déchirement de la société. « Nous abdiquons notre droit de penser et de parler différemment », proteste Hamadi Redissi, l'un des deux hommes agressés le mois dernier. Les défis qui attendent la jeune révolution tunisienne sont considérables – redresser une économie fragile, rédiger une Constitution et remettre sur pied un pays dont la vie civile a été étouffée par des décennies de dictature. Les premiers mois du gouvernement de coalition dirigé par le parti Ennahdha, considéré comme l'une des formations islamistes les plus pragmatiques de la région, sont, cependant, dominés par un conflit des plus passionnés portant sur l'identité d'une société arabe et musulmane, que les autocrates ont toujours voulu résolument laïque. Le vent de révolte populaire qui a soufflé sur le Moyen-Orient voilà un an a obligé des pays comme la Tunisie, libérés de l'emprise dictatoriale et tout à la célébration d'une unité fantasmée, à se mesurer à leur propre complexité. Cet élan a donné lieu à des élections en Egypte et en Tunisie et permis aux islamistes d'exercer une plus grande influence au Maroc, en Libye et peut-être en Syrie. Ces soulèvements ont offert aux courants islamistes concurrents la possibilité de se positionner sur la scène nationale et mondiale. Ils suscitent aujourd'hui, des craintes : métropole ouverte sur la Méditerranée et fière de son cosmopolisme, Tunis s'inquiète des dérives éventuelles d'une révolution qu'elle a portée. La Tunisie et l'Egypte pourraient verser dans un plus grand conservatisme : les partis islamistes guideront et infléchiront les mœurs des populations toujours plus traditionnelles que l'élite urbaine. Certains espèrent que ce conflit débouche sur un compromis entre sensibilité religieuse et liberté d'expression. D'autres redoutent un fractionnement de la société : « C'est comme une guerre d'usure », estime Saïd Ferjani, membre du bureau politique d'Ennahdha,qui déplore que son parti soit coincé entre deux extrêmes, les laïcs les plus rigides et les religieux extrémistes. « Ils tentent de nous empêcher de regarder en face les vrais problèmes ». Beaucoup voient en la diffusion du film d'animation français « Persepolis » le 7 octobre sur Nessma TV une sorte de provocation. Abdelhalim Messaoudi, journaliste à Nessma, indique avoir imaginé que l'intrigue (l'enfance d'une fille durant la révolution iranienne) « servirait de prétexte à la discussion ». Mais de nombreux spectateurs ici, pieux et moins pieux, ont été choqués par la personnification de Dieu dans une scène où, qui plus est, s'exprime en dialecte tunisien. Une semaine plus tard, une foule de salafistes – un terme employé pour désigner les Musulmans les plus radicaux – attaque la maison du directeur de la station, Nabil Karoui. Il sera accusé de diffamation religieuse et de diffusion d'informations susceptibles de « nuire à l'ordre public ou à la bonne morale ». Il risque cinq ans d'emprisonnement. Human Rights Watch a qualifié le procès, reporté au mois d'avril, « de virage préoccupant pur la démocratie tunisienne naissante ». Pour des gens comme M. Messaoudi, les incidents du tribunal reflètent l'inclination, depuis plusieurs mois, à la brutalité chez les salafistes qui ont bloqué l'accès à un cinérama pour un film qu'ils jugeaient choquant et ont brièvement pris le contrôle de Sejnan, une ville du Nord de la Tunisie, le mois dernier. « Certaines factions islamistes veulent faire de l'identité un cheval de Troie, ajoute le journaliste. Sous prétexte de défendre leur identité, ils mettent à mal les acquis de notre société. Ils veulent renverser les piliers de la société civile ». Ces débats en Tunisie rappellent des tensions similaires en Turquie, un Etat resté longtemps sous le joug d'un autoritarisme laïc et dirigé, aujourd'hui, par un parti d'inspiration musulmane. Dans ces deux pays, les élites laïques ont longtemps considéré qu'elles étaient majoritaires et l'Etat les traitait comme telles. Aujourd'hui, ces mêmes élites se décrivent comme minoritaires et sont souvent mobilisées plus par la menace d'une intolérance religieuse que par sa réalité actuelle. M. Ferjani regrette que l'affaire de « Persepolis » ait été « montée en épingle » que les médias aient nourri le débat de manière irréfléchie et que les forces du gouvernement précédent aient encouragé les salafistes à ternir l'image d'Ennahdha. Il concède, néanmoins, que les questions de libre arbitre et de sensibilité religieuse feront encore couler beaucoup d'encre. « C'est une querelle philosophique sans fin », conclut-il.