Il était admiré de Mahatma Ghandi... Celui qu'en Inde on appelle Sant Kabîr a vécu entre le XVe et le XVIe siècle et il fut à la fois un poète et une figure religieuse. En tant que poète, il est considéré comme celui qui a donné à la langue hindi ses lettres de noblesse. Jusque- là, en Inde, les poètes n'écrivaient qu'en sanskrit, à l'image des hommes de lettres européens qui, durant le haut Moyen-âge, n'écrivaient qu'en latin. En tant que figure religieuse, Kabîr n'est pas moins un novateur. Il incarne une expérience de syncrétisme qui peut être considérée comme un événement majeur de l'histoire religieuse de l'Inde et qui, dans le même temps, nous renseigne sur la capacité de l'islam de pénétrer les autres cultures autrement que sur le mode de la domination dogmatique... On ne se trompe pas en reconnaissant dans le nom de cet indien une consonance arabe : il était issu d'une famille musulmane de commerçants. Et, au moment de sa mort, son corps sera réclamé par la communauté des musulmans du lieu pour s'acquitter des rites d'usage. Preuve donc que ce sage n'a jamais rompu les liens qui le rattachaient à la tradition de ses ancêtres... La précision s'impose ici car Sant Kabîr compte également parmi les personnages dont se réclament les hindouistes. A telle enseigne que, au moment de sa mort, sa dépouille sera demandée aussi par ces derniers. D'ailleurs, on ne sait pas très bien comment ce problème a été résolu : selon quel arrangement ! Ce qu'on sait, en revanche, c'est que la légende s'est chargée de nous livrer un scénario de dénouement... au parfum odorant. Elle raconte en effet que, au moment de découvrir le corps sans vie, les représentants des deux communautés, au lieu de trouver un cadavre sous le linceul, ont trouvé des pétales de fleur. Ce qui a permis aux uns et aux autres de se partager la dépouille : une partie des pétales fut incinérée selon le rite hindouiste, l'autre enterrée selon le rite musulman. Et la légende, qui a présidé donc au récit de la mort de ce poète, ne s'est pas arrêtée en si bon chemin : elle s'est également occupée de sa naissance. Toujours dans ce même esprit de partage. Puisqu'elle évoque l'idée que ses parents – musulmans – auraient aperçu l'enfant flottant sur une fleur de Lotus dans un étang et qu'ils l'auraient recueilli... Elle poursuit en apprenant qu'en réalité sa mère « biologique » serait une veuve brâhmane, de confession hindouiste donc, qui aurait été obligée de l'abandonner... Cette manière de placer le personnage à la croisée des deux religions est en un sens une manifestation du génie littéraire de la langue hindi : ce même génie que Sant Kabîr a contribué pour sa part à développer à travers ses productions orales, que d'autres ont pris soin de transcrire après lui. Mais c'est aussi une façon de répondre à un enseignement qui n'a cessé de mêler deux sagesses et qui, surtout, a révélé dans le rapprochement entre deux traditions – l'hindouiste et la musulmane — ce qu'il y avait d'essentiel dans l'une et l'autre. Dans les poèmes mystiques qu'il a laissés, on trouve des références aux deux religions, avec une assimilation du dieu Vishnu au Dieu unique de l'islam. Au-delà de cette pratique du mélange religieux dans l'élément de la poésie, on trouve cependant une conception relative à la diversité des croyances parmi les peuples. Pour Kabîr, les religions avec leurs rites sont semblables à des langues, avec leur vocabulaire et leur grammaire : ces dernières peuvent bien différer les unes des autres, elles n'en sont pas moins capables de signifier les mêmes choses... Pareil pour les religions : derrière la diversité des formules et des pratiques, c'est une même chose qui est visée, dont il s'agit de garder la mémoire. Cette chose renvoie à l'union de l'âme à Dieu, dans ces moments de fulgurance qu'aucun rite particulier ne saurait remplacer... Ainsi, « une seule vérité, plusieurs chemins » ! En faisant retour vers ce qui est l'élément commun de toutes les religions, Kabîr peut adopter une attitude critique à l'égard de toute forme de ritualisme. C'est-à-dire à l'égard de toute vie religieuse qui tend à conférer une valeur absolue au moyen particulier - moyen parmi d'autres - qui sert à signifier le divin. Ce qui, dans son optique de pensée, revient à confondre le mot avec la chose qu'il désigne et qui demeure hors de son atteinte... D'où ses sarcasmes à l'égard des prêtres et de leurs castes : rien, pour lui, ne saurait s'approprier ce don, présent en tout homme, d'entrer en contact avec l'absolu du divin. Une telle position a certainement quelque chose de révolutionnaire, qui bousculait violemment les usages établis et les systèmes de privilège au sein des deux traditions. Pourtant, Kabîr passera à la postérité, non comme un simple contestataire de l'ordre religieux établi, mais comme un réformateur très respecté... N'a-t-il pas été la source d'inspiration principale de Guru Nanak, le fondateur de la jeune religion sikh, qui n'est rien moins que la cinquième religion au monde en termes de nombre de fidèles... Les textes sacrés du sikhisme comportent expressément des poèmes de Kabîr ! Mais, pour les musulmans, la figure de Kabîr devrait surtout être à méditer comme celle d'une possibilité pour l'islam d'une expansion non violente... Une possibilité selon laquelle, au lieu d'imposer aux autres cultures ses modes propres, ses modes ancrés dans le passé arabe, l'islam se contenterait de faire découvrir en chacune d'entre elles les résonnances qu'elles recèlent en leur sein avec le thème de l'unicité divine et avec celui de la présence de l'amour divin dans la vie de chacun de nous.