«Durant son enfance, Karim accompagnait souvent son père en visites régulières dans leur domaine agricole pas loin de Chebedda, au gouvernorat de Ben Arous. L'enfant qu'il était se lassait tant des pistes sinueuses et du vent poussiéreux qui soufflait de temps à autre sur la colline. Il n'a surtout pas projeté de faire, une fois tenant les rames de la barque, ce que faisait passionnément son père: de l'agriculture. Aujourd'hui, après avoir passé des années à l'étranger et obtenu son diplôme en médecine vétérinaire, l'homme a fini par renouer avec un jadis qu'il a toutefois cru révolu. Suite à une courte période au cours de laquelle il a exercé son métier de médecin vétérinaire, l'homme a vite réalisé que seule une activité agricole pourrait lui servir de souverain remède contre la phobie des bureaux dont il souffrait. Histoire d'un pur retour aux origines d'un éleveur qui semble avoir de la branche et témoignage sur la façon de conduire originalement son élevage.» Samedi 15h30, dans l'horizon de Chebedda, un beau soleil commence sa chute progressive vers l'ouest. Mais Karim Daoud à l'élégance vestimentaire aussi remarquable à notre première rencontre matinale à Tunis, sous une toute autre apparence, en tenue agricole, cette fois-ci, ne semble pas courber l'échine devant la fatigue. Lui, l'homme qui avoue qu'il a bien vécu ici et ailleurs, est aujourd'hui spécialisé en élevage bovin. En possession de 150 têtes, dont soixante vaches mères allaitantes, l'homme, qui gère une propriété de 30 hectares où l'amandier, l'olivier, la vigne et le figuier offrent à l'œil un orchestre visuel des plus splendides, a opté pour la race tarentaise. Une race rustique et capable de produire et de se reproduire en exploitant au mieux ce que lui offre le milieu où elle évolue. C'est après une étude minutieuse de ses qualités que Karim a choisi cette race bovine: «J'ai choisi la tarentaise parce qu'elle est avant tout rustique. Elle s'adapte facilement aux spécificités géographiques et climatiques de notre pays. Outre son aptitude à bien valoriser les fourrages grossiers en limitant les refus, la vache tarentaise supporte bien les variations importantes de température». En parlant en toute fierté de ses jolies vaches aux muqueuses et extrémités noires au niveau des yeux et des oreilles, Karim se rappelle de ses débuts trébuchants, vu qu'il était peu connaisseur en la matière. «J'ai commencé avec quinze vaches grâce à un crédit bancaire que j'ai par la suite peiné à rembourser car le taux d'intérêt était très élevé. Ce qui m'a poussé à vendre une autre propriété agricole pour m'acquitter des dettes alourdissant mon dos des années durant. Nos bailleurs de fonds et bon nombre d'agriculteurs ne réalisent toujours pas que les résultats d'un investissement agricole sont à percevoir à long terme. D'où la nécessité d'une période de grâce assez raisonnée pour les bénéficiaires de prêts agricoles. D'ailleurs, si la plupart des agriculteurs sont à présent confrontés à plusieurs difficultés, c'est en raison de ce taux élevé et de leurs calculs erronés». Technicité, persévérance, succès Si Karim a réussi et multiplie encore les succès dans le domaine de l'élevage bovin, c'est par ce qu'il a su non seulement composer avec les moyens du bord dont il disposait, mais aussi, développer une technicité adaptée à son environnement géographique et économique. Cet éleveur réputé pour sa maîtrise de l'usage des sous-produits de l'industrie agroalimentaire au profit de l'alimentation de son bétail, se sert peu des produits concentrés pour nourrir ses vaches. Car il a aussitôt réalisé que le cours mondial des matières premières comme le soja et le maïs aura des répercussions directes sur le prix du concentré pour finalement provoquer une montée en flèche du coup global de l'élevage. «Avec le cours mondial actuel des matières premières, et en l'absence de solutions de substitution, il faut dire que le secteur de l'élevage a devant lui des temps davantage difficiles à vivre. Et le lait et la viande rouge seront fort probablement une denrée rare, surtout dans les pays sous-développés et pauvres». Au gré d'un petit tour dans la ferme de Karim, l'on s'est aperçu d'un grand travail mené sur des bases scientifiques. Quelque quatre hectares de ray-grass et d'avoine prêts à être exploités pour l'alimentation du bétail résument à euxseuls la technicité de l'homme et son aptitude à produire des aliments de substitution pour faire face à l'inflation des prix du concentré. «La vesce d'avoine, le ray-grass, la fève, la betterave et bien d'autres variétés peuvent remplacer le concentré dans l'alimentation du bétail. Tout autant que l'on peut se servir des sous-produits de l'industrie agroalimentaire tels que les déchets de tomates et le miel de la canne à sucre pour mieux renforcer l'appétit des animaux. Toutefois, de nombreux agriculteurs de chez nous ignorent ces détails techniques. A l'origine, un faible taux d'encadrement et une sensibilisation défaillante pour ne pas dire totalement absente». Autonomie face à l'absence de stratégie Karim conduit d'une façon originale son troupeau, fort en cela aussi bien d'une bonne technicité que d'une constante volonté de se frayer un chemin lumineux sur la voie du succès. Cet éleveur, qui a brillamment réussi à franchir le cap, est également assisté par sa femme surprise, à notre visite, à bord d'un tracteur transportant de l'alimentation pour le bétail. «A la base, diplômée en beaux arts, ma femme que vous voyez à l'œuvre avec les ouvriers est aujourd'hui fine connaisseuse de ce que je fais. Elle peut même vous citer les noms et les identifications génétiques de tout le troupeau». Voilà donc un projet familial qui donne à lire qu'il n'y a que le travail et le labeur qui peuvent élever l'homme aux plus hauts rangs dans la vie. Pour Karim, l'autonomie compte toujours et surtout en temps de crise. Chez cet éleveur pour qui, seul le travail est une grandeur et le reste est une faiblesse, une vache produit cinq mille litres de lait et réalise plus de douze lactations à l'an. Ce qui n'est pas le cas chez la plupart des éleveurs faisant face aujourd'hui à d'énormes difficultés, rien que parce qu'ils ont fait un mauvais choix au démarrage. Lequel mauvais choix n'a pas été rattrapé par la mise en place d'une stratégie claire et efficace afin de remettre le secteur de l'élevage bovin sur le bon chemin. La preuve en est. La Tunisie, après avoir atteint l'autosuffisance en matière de lait, est contrainte de recourir à l'importation aujourd'hui. En effet, cinq millions de litres de lait devront être importés au cours de cette semaine. Qu'est-ce qui nous reste encore à importer, après l'agneau de Roumanie et le lait de certains autres pays européens? Mais, sommes-nous un pays industriel pour reléguer le secteur agricole à un second plan? Le rôle des parties et structures concernées n'est-il pas d'établir une stratégie allant de pair avec les spécificités géographiques, climatiques et économiques du pays? Voilà les questions que se pose Karim et se posent derrière lui bien des Tunisiens. N'est-il donc pas temps de revoir certains choix, tel que le fait d'avoir opté pour la race Holstein connue pour sa grande production laitière, mais qui a peiné à s'adapter à notre milieu. N'a-t-on pas dit un jour qu'il ne faut rien espérer d'une population dont la nourriture dépend de l'au-delà des mers? S'interroge Karim.