Le mot d'ordre de grève et son annulation par la centrale syndicale ouvrière continuent de susciter le débat. Dans son édition d'hier, notre journal a sollicité des hommes politiques, afin de recueillir leur évaluation de cette crise évitée de justesse. Aujourd'hui, c'est le tour de la société civile d'analyser la portée de cette décision. Eclairages. Chawki Tabib (bâtonnier des avocats) -Tension : ce n'est que partie remise Il faut saluer cet accord qui a permis au pays d'éviter une situation qui aurait pu dégénérer, d'autant plus que tout le monde n'a pu appréhender la grève générale dans un contexte similaire. Le gouvernement et l'Union générale tunisienne du travail ont fait preuve de maturité et de patriotisme. En dépit de certaines approches politiques de ce conflit entre ces deux partenaires, on considérait que le pays était menacé de sombrer dans la violence et la crise. J'ai constaté, personnellement, que les Tunisiens, que ce soit l'élite politique, l'Ugtt, le gouvernement actuel et celui d'avant, à chaque fois, ont su trouver l'entente nécessaire en dépit de la tension. Cependant, cet accord ne peut cacher les divergences de fond entre les partenaires qui sont appelés à apaiser toutes les tensions. Personne ne peut nier que l'Ugtt a derrière elle toutes les forces politiques qui la soutiennent, d'une part, et que le gouvernement a derrière lui Ennahdha. Il y a une certaine bipolarité Ugtt-Ennahdha. L'autre divergence, celle-ci d'ordre social, est que l'Ugtt est appelée à jouer son rôle de défenseur des revendications des couches sociales moyennes et défavorisées qui sont en train de peiner avec notamment un pouvoir d'achat laminé, et vivent ainsi une situation économique critique frôlant la catastrophe. D'autre part, le gouvernement n'a pas pu trouver les solutions pour tous les problèmes auxquels il fait face, et ce, pour des raisons subjectives, entre autres l'inexpérience de certains ministres, et objectives, dont les politiques économiques floues et qui ont connu l'échec auparavant. Il faut qu'ils fassent, tous les deux, preuve de beaucoup de sagesse. On doit s'attendre à d'autres conflits, notamment en cette période transitoire, tant que l'Ugtt n'est pas associée à la gestion des affaires du pays et n'est pas considérée comme partenaire. Cette situation de conflit va perdurer. Ennahdha et le CPR sont fautifs... L'Ugtt a fait preuve de sagesse et de maturité en lançant son initiative pour un dialogue national. Ce qui est désolant, c'est que le mouvement Ennahdha et le Congrès pour la République n'ont pas adhéré à ce dialogue national qui a connu à son début la participation de toutes les forces politiques et les composantes de la société civile. C'était une faute d'appréciation inexplicable de leur part. S'ils avaient participé à cette initiative, ça aurait pu nous épargner cette crise et bien d'autres. Une pareille structure aurait joué le rôle de pare-chocs en vue d'éviter de telles crises. D'ailleurs, ce qui manque actuellement, ce sont des structures qui jouent le rôle de cadre de dialogue. A mon avis, ce manque de dialogue explique bien le fait qu'on est en train de perdre beaucoup de temps et d'énergie à résoudre des problèmes et des conflits qu'on aurait pu éviter. De même, cette absence de dialogue explique l'enlisement que connaissent les grands dossiers, à l'instar de la rédaction de la Constitution, l'établissement de la feuille de route des élections et de la justice transitionnelle, la mise en place des instances indépendantes des médias et de la justice. Aucun de ces dossiers politiques n'a abouti jusque-là. C'est alarmant ! Je me demande si nos élites sont conscientes de cette situation. Je pense que c'est une responsabilité collective dont la grande part revient à ceux qui sont au pouvoir. Le constat que je fais est que ce n'est que partie remise pour ce qui est de la tension existante. Il faut mettre en place, avec sérieux et un sens de la responsabilité, une structure de dialogue national et dans ce sens, il faut relancer l'initiative du congrès national du dialogue lancé au mois d'octobre par l'Ugtt. Fadhel Moussa (président de la commission de la magistrature judiciaire et cofondateur de l'Initiative citoyenne) : Un bilan assez positif Finalement, l'Ugtt a admis la nécessité d'annuler la grève et non de l'ajourner. En dépit de la contestation de certains syndicalistes de la base de la centrale syndicale, le fait d'annuler la grève générale montre que, déjà, une condition fondamentale a été remplie dans l'accord signé. D'ailleurs, il y a une procédure qui a été lancée pour poursuivre les agresseurs contre le siège et les militants de l'Ugtt. Une procédure, limitée dans le temps, un mois, qui laisse présager que l'enquête produira un rapport pouvant être déterminant quant à l'identification des activistes des ligues de protection de la révolution. L'Ugtt a, dans ce sens, confirmé qu'elle dispose de preuves et d'enregistrements qui condamnent ces ligues. Il faut donc appliquer la loi sur les associations et sur les coupables. L'Ugtt a fait un bilan «coûts-avantages» de ce qu'elle gagnerait à faire la grève générale. Elle a constaté que le «coût» est supérieur aux avantages. Il y avait probablement une sympathie générale pour la grève, qui aurait été considérée, d'autre part, comme une menace plus qu'une action favorable à la position de la centrale syndicale et donner, ainsi, un effet contraire à celui escompté. En l'annulant, l'Ugtt préserve une marge de manœuvre pour l'avenir, tout en ayant la reconnaissance de la part du ministère de l'Intérieur des agressions perpétrées contre elle. Un conflit permanent Pour ce qui est de l'accord signé entre l'Ugtt et le gouvernement, il ne peut être définitif. Le conflit reste permanent et les relations seront toujours tendues. Ils resteront toujours des partenaires sociaux qui arrivent à s'entendre des fois, et d'autres non. Ce qui est important, c'est qu'ils doivent trouver un terrain d'entente et l'initiative de la centrale syndicale, le congrès pour le dialogue national en est une solution par laquelle ils peuvent se retrouver ensemble. Parmi les aspects positifs jusque-là enregistrés, outre ce dialogue national, il y a les accords d'augmentations salariales cosignés le jour même des agressions contre l'Ugtt. C'était comme s'il y avait des gens qui ne souhaitaient pas voir un tel rapprochement entre les deux parties. Maintenant, c'est l'apaisement puisque la situation sociale et économique du pays, outre celle sécuritaire, ne supporte plus autant de tension. Pour le moment, l'Ugtt parvient à maîtriser ses troupes et la légitimité du bureau qui la dirige n'est pas contestée. Il faut mettre une note positive pour l'Ugtt sur ce plan, puisqu'elle a joué la carte de la responsabilité mais sans pour autant abandonner ses revendications. Les accords salariaux échelonnés sur trois ans sont un acquis qui laisse présager une assez longue période d'apaisement social.