Selon le dernier rapport de Transparency International, ONG faisant autorité à l'échelle internationale en matière de classement des pays en fonction de l'indice de perception de la corruption, la Tunisie a reculé, en 2012, de 16 rangs par rapport à 2011 pour se placer à la 75e place mondiale, sur un total de 174 pays. Ce résultat indique-t-il une augmentation de la corruption en Tunisie après la révolution ? Pas forcément, semble-t-il. Toutefois, l'indice est à prendre au sérieux pour éviter que le pays ne s'enlise dans des scénarios catastrophiques, comme cela a été le cas pour d'autres pays. Pour La Presse, M. Kamel Ayadi, expert tunisien international en matière de stratégie et politique de lutte contre la corruption, fait le tour de la question et évoque toutes les éventualités possibles tout en traçant les contours de ce fléau économique et social mondial qu'est la corruption. D'emblée, il faut mettre le sujet dans son contexte : on aura beau semer le doute autour de l'objectivité et la crédibilité des classements mondiaux et, parfois même, des institutions non gouvernementales internationales qui les réalisent, en mettant en cause, notamment, la méthodologie utilisée, on ne changera rien au fait que ces classements sont pris en considération par les investisseurs étrangers et qu'ils influent, positivement ou négativement, sur le flux de ces investissements vers une destination donnée. Transparency International, par exemple, qui en est à son 17e rapport, représente une autorité en matière d'évaluation de la corruption, mais ses résultats ne sont pas pour autant épargnés des critiques. « La raison est que la corruption est un phénomène sournois qui ne peut être évalué que par la perception ; de ce fait, l'analyse de ce genre de rapport doit toujours reposer sur une lecture pédagogique des résultats partant d'une enquête sur la perception de la corruption à une période donnée ; aucun rapport, aucune enquête, n'est capable de restituer empiriquement la réalité complexe de la corruption, car les cas de corruption reconnus par jugement représentent une partie infime de la réalité», explique M. Kamel Ayadi, président-fondateur de la commission internationale de lutte contre la corruption de la FMOI et du bureau régional (zone MENA) du centre britannique pour la lutte contre la corruption. Un seul modèle de calcul de la corruption : l'indice de perception Evaluer le degré de corruption revient à calculer l'indice de perception de la corruption, un index composite calculé à partir d'un certain nombre de données fournies par plusieurs institutions, de 3 à 17, telles que la Banque mondiale, la BAD, le Projet Mondial de la Justice, et sur la base d'une enquête de perception menée auprès de professionnels, d'experts et de simples citoyens. La perception a tout de même des limites : elle reste subjective : « elle n'est pas basée sur un référentiel commun à tous les pays», et elle est appréciée sur une courte échelle de temps, seulement une année, «alors qu'il faut trois à quatre ans pour avoir une idée claire sur la tendance, vers la hausse ou vers la baisse ». Dans le contexte international, à défaut d'autres méthodes d'évaluation de la corruption, la perception constitue un des sept critères pris en considération par les investisseurs étrangers avant de s'établir dans un pays. Il s'agit en substance de la proximité des marchés, de l'environnement des affaires, de la disponibilité des compétences et de la main-d'œuvre qualifiée, de la sécurité, des infrastructures et de la législation du travail. « Les pays subissent les conséquences de ces classements mondiaux même s'ils ne leur donnent pas de l'importance; il vaut, donc, mieux, en tenir compte et œuvrer pour l'amélioration de l'image du pays », conseille l'expert, dont l'une des tâches consiste à faire la lecture pédagogique (scientifique, comparée et objective) des classements internationaux pour servir de plateforme de réflexion, une sorte de tableau de bord, aux responsables et décideurs. Un autre conseil de l'expert : « garder confiance en soi et éviter l'instrumentalisation politique de ces résultats ». En d'autres termes, le gouvernement se gardera de s'enorgueillir en cas de résultats satisfaisants, et l'opposition d'en faire son cheval de bataille pour dévaloriser l'action gouvernementale, en cas de mauvais classement. La corruption peut cohabiter avec la démocratie S'agissant de la Tunisie qui est classée par TI depuis 1998, le constat est fait : recul de 16 points par rapport à 2010 et de 2 points par rapport à 2011. Ce qui se traduit par un classement au 75e rang en 2012 sur 174. En 2010, la Tunisie était 59e; en 2011, 73e. Selon l'expert, la Tunisie reste relativement bien classée aux niveaux arabe (8/20), maghrébin (1/6, y compris l'Egypte) et des pays émergents: la Tunisie est classée presqu'au même rang que le Brésil et mieux que le Mexique et le Liban. Cela indique-t-il une augmentation de la corruption en Tunisie? « La méthodologie de calcul de l'index de perception, expliquée précédemment, n'autorise pas cette corrélation directe, mais il ne faut pas non plus l'exclure, car les nombreuses études faites sur la corruption ont démontré une recrudescence de la corruption dans les périodes post-révolution et post-conflit », précise M. Kamel Ayadi. Et d'expliquer encore que sous l'effet de l'éclatement des pouvoirs concentrés par les régimes totalitaires et l'émergence de nouveaux pouvoirs et de nouvelles zones d'influences, de manière opportuniste et spontanée, profitant du vide institutionnel et sécuritaire, une course vers les situations de rentes s'installe. « Chaque création de pouvoir peut engendrer de la corruption que ce soit au niveau de l'action gouvernementale, administrative ou médiatique », souligne-t-il. Selon les études scientifiques menées sur la question, l'évolution de la corruption en période de processus démocratique suit toujours une courbe ascendante avant d'atteindre un niveau maximal. Le reste est décrit en quatre scénarios possibles. Dans le meilleur des cas, la courbe ascendante atteint un palier maximal puis descend progressivement, ceci se passe surtout quand les institutions démocratiques, une fois installées, commencent à donner des résultats en matière de prévention de la corruption. Dans deux autres scénarios, la corruption met plus de temps, plusieurs années, pour revenir à son niveau initial, ces pays -là fonctionnent avec des situations de rentes (cas du Liban). Le 4e scénario, le plus dramatique, est celui où la corruption augmente au départ, atteint un niveau maximal, se stabilise quelque temps et reprend de plus belle. L'important est de réussir à maîtriser à temps le fléau et d'éviter au pays de s'installer dans un environnement de corruption que même un système de gouvernance démocratique ne saurait éradiquer. « C'est le cas de l'Indonésie, par exemple, une des meilleures démocraties dans le monde, Transparency International la classe au 140e rang par rapport au classement mondial de la corruption », explique l'expert. Quel scénario pour la Tunisie ? Pour M. Kamel Ayadi, cette question est cruciale; il est important de lui trouver rapidement une réponse car l'indice de perception ne permet pas de prévoir les scénarios possibles. « Il faut associer cet indice à d'autres indicateurs liés à nos comportements en tant que Tunisiens, c'est le cas de l'argent politique, pour ne citer que celui-ci ». Cet indicateur est important car il renseigne sur le degré d'aptitude de la classe politique, gouvernement et partis politiques, à s'aligner sur les meilleures pratiques internationales en termes de transparence et d'indépendance par rapport à l'épineux problème du financement des partis. Par ailleurs, c'est un mécanisme indépendant qui devrait être chargé de gérer cet argent que l'on sait vital pour les partis politiques, pour leurs activités et leurs campagnes électorales. « Ce rôle de contrôle du financement public et privé des partis a été proposé par certaines parties à l'ISIE, cela a été refusé par les membres de l'ANC alors que c'est la norme internationale », ajoute l'expert qui, dans le cadre de ses missions à la tête des structures internationales sus-indiquées, supervise des sessions de formation et de renforcement des capacités en système de gestion de l'intégrité dans les entreprises, en Tunisie et à l'étranger. Actuellement, dans la majorité des pays, les entreprises privées ne sont pas autorisées à financer les partis; en France, ce sont les organisations professionnelles qui l'interdisent. Le rapport avec l'argent politique est un des comportements déterminants dans l'orientation de la Tunisie vers l'un ou l'autre des quatre scénarios de la corruption. Mais il y a aussi le domaine des affaires, des entreprises, des marchés publics. Là aussi, des normes internationales de prévention de la corruption existent et des systèmes de management et de certification sont disponibles pour les entreprises. Il suffit de vouloir les adopter et de les appliquer, tout comme la réglementation en vigueur que l'on oublie trop souvent pour des intérêts personnels plus pressants.