Ahmed, la trentaine, est parmi ceux qui ont préféré l'émigration collective clandestine pour protester contre la dégradation continue des conditions de vie de tout un village dont la seule activité économique est la pêche. Sont bateau fut parmi les cent bateaux de pêche qui ont quitté lundi dernier le port de Kraten à Kerkennah à destination de l'île de Lampedusa, en Italie. Pour lui, il ne s'agit pas d'une émigration clandestine ou secrète mais plutôt d'une « traversée annoncée », depuis quelques jours, par certains habitants de Kerkennah pour protester contre un danger qui menace sérieusement leur gagne-pain, la pêche au chalut. Une activité interdite par la loi mais qui est, malheureusement, exercée au vu et au su de tout le monde, dans l'impunité totale. Ainsi, plus de cent petites embarcations au bord desquelles des familles entières ont quitté le port escortées par deux unités de la garde nationale et surveillées par deux hélicoptères de l'armée nationale. Parlant de cette traversée, ce jeune homme nous précise qu'elle était très difficile à cause des conditions climatiques défavorables. « Nous avons atteint les eaux territoriales, à 70 miles de Kerkennah, quand le vent devenait très fort, glacial et menaçant. Nous étions accompagnés de femmes et d'enfants. C'est ainsi que nous avons décidé de retourner, surtout que les unités de sécurité qui nous accompagnaient nous ont rassurés de la volonté du ministre de l'Agriculture et des autorités locales de nous recevoir et de trouver une solution ». De retour, poursuit notre interlocuteur, ni le ministre de l'Agriculture ni même le gouverneur de la région de Sfax n'ont mis le pied à Kerkennah. Bien au contraire, le ministre en question a demandé de rencontrer, à Tunis, une délégation de marins-pêcheurs. «Persuadés de la nécessité du dialogue pour trouver une solution à nos problèmes chroniques, nous avons décidé de désigner dix personnes qui devraient rencontrer, aujourd'hui, le ministre de l'Agriculture dans son département», a-t-il ajouté. Une activité qui n'est plus rentable « Je viens de vendre mon bateau de pêche à un prix très bas. Dans quelques jours, je serai obligé de céder mon camion pour pouvoir subvenir à mes besoins », souligne avec amertume Lotfi, la quarantaine, marin-pêcheur, marié et père de deux enfants. Ce jeune, originaire de Kerkennah, pense sérieusement changer de métier qu'il a hérité de son père et qu'il a exercé pendant presque un quart de siècle. « C'est un métier qui n'est plus rentable. Cela fait plus d'un mois que mon bateau rentre la plupart du temps vide. Le coût de production très élevé d'un côté et la rareté du poisson de l'autre nous rendent la tâche très difficile. A titre d'exemple, le port de Kraten produit chaque année une moyenne de quinze tonnes de poulpe. Cette année, la moisson est très faible, soit environ quatre cents kilogrammes. Cela sans oublier le calibrage des poulpes devenu très petits à cause des conséquences de la pêche au chalut. Jadis, le poids d'un seul poulpe dépassait les trois kilos, aujourd'hui, rare est le poulpe dont le poids dépasse un kilo. La majorité des petits marins-pêcheurs finira par jeter l'éponge », précise-t-il. Qui est le responsable ? Les marins-pêcheurs que nous avons rencontrés au port de Kraten, un des tout petits villages de Kerkennah, sont unanimes : la pêche au chalut est un danger, voire un crime. Un danger parce qu'il menace les ressources halieutiques et endommage les moyens de pêche de petites embarcations. Un crime parce que cette pratique est interdite par la loi. Ceux qui la pratiquent sont généralement des bateaux puissants qui appartiennent à des gens aisés et influents et qui n'hésitent pas à recourir à la force en cas de résistance de certains petits marins-pêcheurs. La pêche au chalut est une pratique très ancienne. Toutefois, elle a pris de l'ampleur notamment après la révolution à cause de l'absence totale de surveillance et l'hésitation en matière d'application de la loi. Moncef, l'allure jeune, bien vêtu, se balade au port dans une camionnette toute neuve. Lui, il est intermédiaire. Il achète sur place, à un prix réduit, la production des marins-pêcheurs. Profitant de la fermeture du marché du port, il fait, avec trois ou quatre de ses semblables, la loi. Il décide du prix du poisson tout simplement parce qu'il le paie d'avance, sous forme de financement des opérations de pêche. Pour lui, la solution pour éradiquer le phénomène de la pêche au chalut est tout à fait simple : contrôler avec fermeté les circuits de distribution, notamment au niveau des intermédiaires. Car, explique-t-il, le poisson provenant de la pêche au chalut est connu de tous. C'est une question de calibrage. L'intensification des opérations de contrôle est de nature à mettre fin à l'implication de certains intermédiaires qui se sont enrichis par l'achat du poisson provenant de la pêche au chalut, au détriment des ressources halieutiques mais aussi du gagne-pain de centaines de familles de Kerkennah.