Deux ans après un soulèvement populaire ayant induit un changement à la tête de l'Etat, soulèvement communément appelé « révolution », même si certains en doutent, l'heure est aux premiers bilans. Dans un bilan, intellectuels, journalistes et politiciens reviennent sur les acquis mais également sur les défis qui restent à relever pour un pays en quête de stabilité, de démocratie, mais surtout de prospérité économique. Dans une journée d'étude organisée hier par l'Association de recherches et d'études pour l'Union du Maghreb arabe, les acquis cités (avec réserve) par les intervenants ne dépassent guère la libération des mots et du travail politique. Moncef Ouennès, président d'honneur de l'association, commence par un fait des plus évidents et des plus illustratifs : ceux qui ont fait la révolution ne gouvernent pas aujourd'hui. C'est peut-être là l'explication du balbutiement de la transition démocratique, comment peut-on la concevoir sans la contribution des acteurs véritables qui ont viré la dictature ? D'un autre côté, Moncef Ouennès rappelle que la chute de l'Etat fort a finalement abouti après deux ans à l'émergence de ce que la littérature des sciences politiques a appelé le « Weak state » (l'Etat faible), et met dans le même temps en garde contre l'enlisement vers ce que certains auteurs appellent le « Fail state » (l'Etat en échec), c'est-à-dire un Etat qui ne parviendrait plus à assurer ses missions essentielles, particulièrement le respect de l'Etat de droit. «Aujourd'hui, nous disposons de plus de 140 partis et plus de 1.000 associations, censés, dans un régime démocratique, cristalliser les revendications sociales de toute nature et de façon pacifique, et pourtant ils ne parviennent pas à remplir ce rôle dans un pays aussi petit que le notre», explique-t-il, tout en espérant voir émerger un nouveau contrat social. Le syndrome du saumon et la corrida politique «Dès la révolution, la vie politique en Tunisie s'est très vite mélangée à un esprit de vengeance notoire, ce qui, à mon sens, altère la qualité de notre timide transition démocratique», c'est par ces mots que Salah El Mezgui, universitaire, analyse l'échiquier politique post-dictature. Se montrant très critique (parfois cynique), notre intervenant estime qu'anciens politiciens militants et nouveaux politiciens de fortune n'ont appris de la politique que la manipulation des masses, et qualifie leurs agissements de «corrida politique». «La classe politique actuelle souffre très clairement du syndrome du saumon (connu par certaines particularités). En effet, comme les saumons, les hommes politiques nagent à contre-courant de la volonté populaire, comme les saumons, ils s'entêtent dans leur démarche en faisant usage de répression à l'encontre de ceux qui ne sont pas d'accord avec eux, et comme les saumons, ils sous-estiment la force du courant, en prenant un air hautain vis-à-vis des citoyens», s'amuse-t-il à comparer. Pour cet universitaire, la solution passe par une révolution culturelle semblable à celle qu'a connue la Chine à partir des années 1960, seule solution pour faire naître une réelle identité nationale. Décentralisation et retour de l'Etat La crise économique mondiale dont les maux ont commencé dès 2008 aux Etats-Unis, bien que plusieurs économistes en aient décelé les syndromes bien avant cette date, a déclenché une série de réflexions autour de la maxime économique «laisser faire, laisser passer» et le concept d'Adam Smith selon lequel «si tout le monde cherchait son propre intérêt, alors l'équilibre général sera atteint». Lors de son intervention, l'économiste Abdel Majid Belhadj, annonce clairement, de façon peut-être abusive mais pas complètement erronée, l'échec du modèle libéral dans le monde et la nécessité du retour en force de l'Etat dans la régulation économique pour une équité régionale (une des revendications du soulèvement populaire du 14-Janvier), qui passe nécessairement par une décentralisation qui pourra garantir une politique de développement qui prend en compte les spécificités locales. Pour sa part, Adel Bousnina, universitaire et économiste, insiste sur le développement humain, seule véritable richesse du pays. Il faut, selon lui, renforcer les capacités humaines et éviter ce que pierre Bourdieu a appelé «l'inflation des titres scolaires» qui creuse l'écart entre le nombre des diplômés et les emplois disponibles correspondant à leurs qualifications. Au final, la journée d'étude aurait bien pu avoir pour titre «La révolution tunisienne deux ans après : entre désillusions et espoirs», désillusions par rapport à l'euphorie des premiers jours après la chute du régime, et des espoirs qui restent intacts compte tenu de la solidité d'une société civile aux aguets.