Par Hamma HANACHI Cela fait plus d'un an que la morosité baigne dans notre pays, nos concitoyens ont des choses et des détails à trouver ou à ajouter sur le mal-être ambiant. Le sourire a quitté les lèvres, le rire les a désertées. La joie de vivre, elle, n'en parlons même pas. La politique de comptoir ou de salon, commentée au jour le jour, avec ce que cela implique comme esprit de sérieux, de préoccupations et d'attentes, est devenue le sujet de prédilection. Or, comme chacun le sait, sauf exception (Coluche, par exemple), la politique ne prête pas à rire. La crise en est, en partie, responsable. Crise, disons-nous? Mais elle atteint la terre entière, elle est mondialisée et pour le malheur de l'humanité, les économistes ne prévoient pas de sortie. Les dirigeants d'Etat non plus. La palme du réalisme, ou du pessimisme, c'est selon l'interprétation, revient à Angela Merkel, chancelière allemande, qui a déclaré : «Nous devons retenir notre souffle pendant 5 ans». Que dire alors des habitants des pays pauvres ou en voie de le devenir, comme le nôtre ? Ils seront sous perfusion pendant cinq ans et plus. Mais à la lumière des déclarations du gouverneur de la Banque centrale, la Tunisie est sortie de la récession. Sourions. Les devins devinent, les augures auscultent le ciel, les illusionnistes, les diseurs de bonne aventure et même les prospectivistes claironnent depuis longtemps, tambours battants, des embellies et des jours meilleurs, mais les prévisionnistes qui nous promettent les lendemains qui chantent n'ont plus la cote. Tous, se sont plantés, la crise ou ceux qui la provoquent ont plus d'un tour dans leur sac. Hélas, le sujet continue à alimenter les débats, les polémiques et autres commentaires. Il y a pourtant ceux et celles, lucides, sincères et lumineux qui réfléchissent sans arrière-pensées, les artistes, les chanteurs, les poètes et les chansonniers, eux, savent que le mal- être est permanent et qu'il dure depuis des siècles. Exemple: alors que le monde politique voyait des lueurs d'embellie, Jacques Higelin chantait, s'époumonait à expliquer, en forme de pied de nez, à ceux qui promettent de raser gratis alors qu'ils étaient aussi exténués que l'époque. «C'est dur aujourd'hui la crise/Tu lèches le noyau de la cerise/Demain ça sera vachement mieux... «C'était en 1976. Paroles catastrophistes? Elles favoriseraient pourtant l'émotion tant elles se révèlent justes : plus de 30 ans plus tard, on débat du même sujet qu'on retourne dans tous les sens et auquel, on ne trouve pas encore d'issue. Cette chanson revient en leitmotiv ou comme une ritournelle chez Myriam Revault d'Allonnes, philosophe qui présente son dernier ouvrage La crise sans fin, sous-titré Essai sur l'expérience moderne du temps (Seuil). Ce n'est pas le énième traité sur la crise mais une vision philosophique sur le sujet. Dans un entretien stimulant (France Culture), elle développe sa riche matière. Dans les anciens temps, la crise était un état d'exception, d'attente dont on devait sortir, aujourd'hui elle est un état permanent. Elle est devenue une notion abstraite, les gens ne savent plus de quoi il s'agit, le problème c'est qu'on ne se pose jamais les bonnes questions. Revault d'Allonnes se montre étonnée que l'entrée de la crise dans les discours politiques et médiatiques s'énonce exclusivement par le biais de l'économie. Il n'y a pas que la crise économique, il y a crise des valeurs, de la société, de l'éducation, du couple, de l'école, de l'environnement. Elle extrait le mot crise vue sous le prisme de l'économie pour le soumettre à l'épreuve de l'Histoire et l'incorporer à la philosophie. L'usage général du mot crise est exagéré, on l'utilisait justement pour désigner les grandes catastrophes : la crise économique, financière ou militaire qui entraîne la misère dans le monde, les fractures sociales, il y a une crise sociétale, une crise de la famille, de l'école, toutes issues d'un bouleversement, d'un «seuil d'époque». Mais le terme s'est aujourd'hui banalisé, il glisse démesurément dans l'anodin, dans le quotidien, il déborde, on signale une crise de nerfs, on souffre d'une crise d'urticaire, on passe par une crise d'adolescence, on évoque parfois, heureusement, une crise de rire, etc. La crise, nous apprend l'auteur, est liée à l'idée de croyance et de progrès. L'analyse concrète, politique, existentielle nous invite à aborder frontalement la crise comme vision du monde et l'accepter comme incertitude. L'incertitude est née, nous répète Revault d'Allonnes, depuis que l'homme s'est arraché au passé et a vu crouler l'idée de temps nouveaux, notamment la croyance au progrès. Mais la question d'incertitude n'est pas un facteur qui empêche d'agir, d'avoir de bonnes lignes de conduite, de faire des choix politiques et éthiques pour que le plus grand nombre accède au bonheur. Comme l'idée de progrès, de sortie de crise n'habite plus l'époque contemporaine, comme l'avenir est tout à fait incertain, regardons « la crise » comme un phénomène durable et puisons dans ses eaux de quoi aller de l'avant. Puisque les choses sont ainsi, passons par-dessus la conjoncture, oublions les mauvais augures, prenons la vie du bon côté, car mieux vaut en rire qu'en pleurer.