«Ce serait une erreur de penser que le conte populaire est destiné principalement aux enfants. Ces contes ont rassemblé les croyances, les coutumes et les rituels des communautés, de même qu'ils ont amusé, éclairé et instruit leurs membres. Pendant des milliers d'années, ils ont renforcé les liens communautaires non seulement en bannissant la monotonie de la vie quotidienne, mais également en reflétant la psyché collective».(p.7) C'est là l'avertissement de Kadria Ali Mostafa Awad, la traductrice du nouvel ouvrage de Lamia Baeshen, Youssef et le palais des chagrins, Contes d'Arabie saoudite, qui vient de paraître aux éditions de L'Harmattan. Docteur en littérature française, professeur assistante de français à l'université du roi Abdel Aziz, à Djeddah, cette traductrice sait de quoi elle parle. Ce livre n'est pas synonyme de contes de fées. Malgré sa connotation juvénile et son caractère invraisemblable, son contenu constitue un apport inestimable à l'imaginaire collectif arabe en général et saoudien en particulier. C'est en fait le but que visait Lamia Baeshen, l'auteure de cette compilation. Née en Arabie saoudite, titulaire d'un doctorat en littérature anglaise de l'université d'Arizona, elle enseigne aujourd'hui la littérature anglaise à la même université que la traductrice, Kadria Ali Mostafa Awad. Elle a publié son livre en 1997 sous le titre Al Tabat wa al Nabat ; un ouvrage qui a nécessité une dizaine d'années de recherches et d'entrevues avec des femmes saoudiennes et qu'elle a publié par la suite en anglais. Le voyage au gré de l'imagination commence dès le premier conte, «Le Sultan et la poule». L'univers vite s'anime, devient féerique ; les prières de la femme stérile sont exaucées ; elle tombe enceinte, donne naissance à une poule douée de la parole, qui se transforme la nuit en princesse. Et le lecteur de deviner aisément le reste puisque le dénouement est toujours heureux : un prince charmant succombe au charme de la princesse et finit par l'épouser. Contrairement aux célèbres contes des Mille et une Nuits, qui sont presque tous tissés d'une chaîne de violences et d'amours coupables et néfastes, ce qui court en filigrane dans ces contes de Lamia Baeshen, c'est surtout la foi et l'amour pur: Dans «Les Pommes Magiques», le derviche prévient le roi : «Je vous ai fait cette amulette pour que vous la portiez et ce liquide pour que vous le buviez tout en répétant sept fois : “Dieu, accordez-moi un fils comme don." Par la volonté et la grâce de dieu et par la bénédiction de la prière, votre femme tombera enceinte.» Puis le derviche ajoute: «Votre Majesté, j'ai un conseil à vous donner et ne l'oubliez jamais : votre fils, après sept ans aura un songe. Il ne le racontera qu'à la personne qui lui dira :“Paix et salut soient sur le prophète Mohammed».(p.27) Dans tous les contes, la magie de l'amour métamorphose les êtres et les choses. La souris parle, récompense les vertueux et punit les envieux «La Souris de Makki». Pour avoir tenté de suivre son amoureux, Louloua, la fille de la sorcière Morjan, s'est vue transformée en pommier. «Youssef et le palais des chagrins». Arbres, oiseaux et rivières pleurent avec «le jeune homme, gracieux, beau comme la lune dans sa quatorzième nuit» qui chante : Pleurez arbres ! Pleurez oiseaux ! Pour la femme de charme et de beauté Qui, pour me faire boire, Me donnait de sa main droite des perles Et de sa main gauche de l'eau de rose. «Le coq et le collier de perle» Par Rafik DARRAGI Parce que le lecteur peut suivre aisément les méandres de l'histoire tant la théâtralisation y est simple et brève, l'enseignement à tirer et les lignes de force sur l'importance de l'imagination et de l'amour se détachent, limpides. Du coup, la subjectivité n'a plus de secrets ; l'être humain n'a plus de mystère. Qui peut donc résister à l'irrationnel ? Lorsqu'on est en mesure d'interpréter le monde à sa guise, que peut le temps ? Que peut la mort ? Paradoxalement à l'orée de ce siècle, en ce monde de la globalisation où le progrès scientifique et technologique est le maître mot, le conte ne laisse personne indifférent. Certes, diverses sont les origines, les sens et les variations de ce genre, véhiculé par le bouche-à-oreille. Dans son sens social, il ne s'identifie pas aisément avec la vie moderne. Mais parce qu'il est inextricablement lié aux diverses conceptions de l'histoire, du passé et de la culture de chaque pays, il constitue aujourd'hui l'un des attributs exclusifs de la société tribale. De sorte que toute extension spatiale, temporelle ou politique qu'on peut lui conférer est susceptible de se heurter à la notion de tradition, puisque c'est justement cette dernière qui lui confère sa légitimité. L'affirmation de l'identité sociologique, la quête d'identité, passent donc nécessairement par le conte. Comme le prouve la vogue des ‘hakawatis' en Syrie, le conte oral reste particulièrement vivant au Moyen-Orient. D'où cette fierté que l'auteure affiche dans son introduction, pour avoir non seulement assemblé ces contes, les sauvant ainsi de l'extinction, mais aussi pour avoir souligné, de la sorte, toute l'importance de la tradition orale.. ——————— Lamia Baeshen, Youssef et le palais des chagrins, Contes d'Arabie saoudite, traduction de Kadria Awad, L'Harmattan, 78 pages.