En novembre dernier a été inauguré à Vienne un centre pour le dialogue interreligieux. L'événement était suffisamment marquant pour que soit présent Ban Ki-Moon, le secrétaire général de l'ONU. Il y avait là également des ministres des Affaires étrangères ainsi qu'un représentant du Vatican. L'initiative engage le pays hôte, bien sûr, mais aux côtés de l'Autriche, on trouve d'abord l'Espagne – dont on se souvient de « l'Alliance des civilisations» autour de laquelle elle a organisé en 2007 une grande rencontre à Madrid – et, surtout, l'Arabie saoudite. Ce dernier pays est en réalité le principal financeur du projet. Ce qui n'a d'ailleurs pas manqué de faire l'objet de diverses remarques dans les cercles intellectuels. Certains voient, de la part du royaume des Ibn Séoud, la volonté de jeter un voile de dialogue par-dessus une politique qui, à l'intérieur de ses frontières, est l'exemple du conservatisme et de l'intolérance. D'autres se contentent de mettre le doigt sur l'incohérence qui consiste à militer pour le dialogue tout en perpétuant chez soi des lois contraires à la liberté religieuse... Puisqu'il est en effet interdit en Arabie saoudite de pratiquer un culte autre que l'islam. En fait, le phénomène est loin d'être isolé et devrait être appréhendé dans sa globalité. En effet, on compte aujourd'hui plusieurs pays musulmans qui se sont lancés sur ce terrain du dialogue interreligieux. La Tunisie elle-même, sous l'ancien régime, arborait sa «chaire Ben Ali pour le dialogue des civilisations et des religions». Mais cet exemple tendrait à montrer que nous sommes en présence ici d'une espèce de gesticulation par quoi certains pays chercheraient à se donner bonne figure devant la communauté internationale. Or il n'est pas certain que toutes les expériences menées se réduisent à de pareilles préoccupations. Il faut en tout cas relever que des pays comme la Jordanie ou, surtout, le Kazakhstan, ont mobilisé des moyens et marquent un niveau d'engagement dans cette cause particulière qui rend difficile de parler de gesticulation. La capitale de la Bosnie, Sarajevo, a abrité récemment une rencontre importante qui a rassemblé les représentants de plusieurs religions... Quoi qu'il en soit des arrière-pensées que l'on peut deviner derrière l'option du dialogue interreligieux – mais le soupçon n'est pas lui-même à l'abri du risque qui consiste pour lui à tomber dans une forme de critique facile –, nous sommes désormais en présence de trois profils de l'islam contemporain : un islam qui reste attaché à une tradition hégémonique héritée des premiers siècles, un islam «modéré» ou assagi, qui accepterait de composer avec la modernité et avec le principe de coexistence pacifique des religions et, enfin, un islam qui admet la possibilité que les religions du monde puissent se rejoindre activement à travers certaines actions ou certains projets, par-delà leurs différences. Il est certain que le fait de pouvoir envisager cette forme «dialoguante» ou «coopérante» de l'islam est de nature à nous libérer du schéma de sa première forme – forme dominatrice —, et cela mieux que ne le fait l'islam «modéré», que l'on pourrait aussi bien appeler l'islam «timoré». Mais il y a un autre intérêt, qui est le suivant, à savoir qu'une fois que l'on a posé le principe d'un tel islam «amical», il devient possible d'identifier les difficultés auxquelles on se heurte et, éventuellement, de les affronter. L'islam modéré a en effet l'inconvénient de camoufler les difficultés au lieu de les révéler. Que veut dire par exemple l'idée selon laquelle le judaïsme et le christianisme se soient livrés à une modification des textes sacrés de la tradition monothéiste. Ce thème du « tahrif », essentiel dans la théologie de l'islam dominateur, est éludé par l'islam modéré : non pas contesté, non pas critiqué, mais simplement occulté, refoulé. Or il est évident que ce thème ne saurait échapper à la révision dès lors que l'on envisage l'option d'une alliance entre l'islam et les autres religions monothéistes... Exemple d'une importance capitale, mais exemple parmi d'autres ! Engager la religion musulmane sur la voie du dialogue interreligieux, c'est comme un jeu : on construit une hypothèse – l'islam est voué à entrer dans une relation d'amitié avec les autres religions – et on déroule tous les présupposés théologiques, qu'ils soient en accord ou en désaccord avec les positions traditionnelles. Partout où il y a désaccord avec l'hypothèse de départ, on examine la solidité du point de vue ancien, on retrace la généalogie de sa construction, on identifie les facteurs liés au contexte historique qui ont présidé à sa formulation... Au fur et à mesure que s'accomplit ce travail critique, se donne à lire un islam sensiblement différent de ce qui nous a été transmis. Et la question qui se pose est alors de savoir si ce jeu nous mène en fin de parcours à la découverte d'un islam qui trahit le message ou qui l'éclaire, le fragmente et l'affaiblit ou lui confère une cohérence plus profonde et plus forte, qui lui tourne le dos ou, au contraire, le ramène à la profusion de son éclat premier... Etant entendu bien sûr que l'amitié ne signifie pas que l'on doive renoncer à la singularité d'un message ni tomber dans un consensualisme général, mais seulement que l'on s'inscrive dans une logique de découverte de l'autre et, sans doute, de rapprochement. Il est des jeux qui nous conduisent loin. Bien plus loin qu'on ne croyait lorsque l'on a eu l'idée de s'y laisser prendre. Comme l'œuvre sous les coups de ciseaux de Pygmalion, l'hypothèse prend corps et vie. Sa voix résonne dans l'air et l'on reconnaît au son de l'écho qu'elle produit si elle est vraie ou fausse, si elle couvre d'autres échos ou si elle se laisse couvrir par eux... Il arrive ainsi que le joueur, tirant les ficelles de la marionnette, se trouve entraîné lui-même par d'invisibles fils : marionnettiste mû par sa marionnette !