Par Khaled TEBOURBI «Les Tunisiens se lassent de la politique». C'est ce que l'on entend couramment, un peu partout, ces derniers temps. On ne sait d'où sort cette idée. A juger seulement de ce qui se dit sur les radios, de ce qui s'étale, sans interruption, dans la presse écrite, de la floraison des «talk-shows» télé, des sondages «audimat», surtout, qui placent nos médias loin devant leurs homologues étrangers (un vrai basculement d'intérêt), c'est pure extrapolation, simple vue de l'esprit. A dire vrai, ce n'est pas de lassitude qu'il s'agit. Ce qui se passe, plutôt, c'est qu'un hiatus s'installe, petit à petit, entre nos compatriotes et leurs politiciens. Il y a un déficit de communication. Nos compatriotes se passionnent toujours pour la chose publique, et tout particulièrement depuis que le pays s'est doté d'une Assemblée et d'un gouvernement. La différence, aujourd'hui, est qu'ils ont de plus en plus le sentiment de ne pas être écoutés. Les discours ne se croisent plus. D'amont en aval, la réciproque se vérifiant davantage, les messages ont mal à «correspondre». Résultat : on parle, on se parle, mais chacun «monologue» de son côté. Un exemple : la hausse des prix. Les Tunisiens s'en plaignent au concret. Ce sont eux qui peinent à remplir le couffin. En guise de réponse, les ministres leur proposent des théories économiques. L'opposition, qui est censée les défendre, critique sans coup férir, en ne préconisant jamais de solutions. Deux mondes tout à fait à l'écart l'un de l'autre. Celui de l'élite gouvernante, pensante, qui patauge dans de savantes abstractions. Et celui des citoyens qui endurent de près leur terrible vécu. Un autre : la sécurité. Les Tunisiens sortent de moins en moins, craignent, au quotidien, les braqueurs, les fanatiques illuminés, les miliciens partisans. Pendant ce temps, les responsables se contentent de vagues et ésotériques développements «sur la suprématie de la loi», sur «la feuille de route constitutionnelle», sur «l'impartialité (ou non) des ministères de souveraineté». De simples descentes de police auraient parfaitement suffi. Le cas de Chokri Belaïd donne la berlue. On a arrêté les complices, on a identifié le tueur. Motus depuis. En lieu et place, chacun y va de «sa digression», de sa rhétorique «dénonciatrice». Où est vraiment la difficulté? Ce pays est «un village», il n'y a pas longtemps on y arrêtait les criminels en «un quart de tour». Là, on «bloque» subitement, on tient des conférences de presse, on organise des colloques, on s'épanche, on pérore à longueur de débats. Dans l'intervalle, l'assassin court toujours. Le citoyen manifeste et s'agite en vain. Le tout dernier, le plus consternant : ce texte de la Constitution qui traîne à n'en plus finir. Il n'y avait pourtant pas plus facile à mettre en œuvre. Le 14 janvier 2011, les Tunisiens avaient clairement exprimé leur désir : liberté, dignité, démocratie. Une dizaine d'articles auraient pu y pourvoir. On ne sait pourquoi leurs propres élus leur font encore la sourde oreille. Pis : ils semblent professer l'exact opposé. Le dialogue est coupé. Voire, il n'existe plus. Le fossé béant : entre un sommet qui campe, indiféremment, dans «sa bulle», et une base qui donne désespérément, inutilement, de la voix. Même les plus sages... On a évoqué les radios, les talk-shows, là aussi, à force de se parler sans communiquer, on «détale» un peu dans tous les sens. Les sujets politiques dominent toujours , mais le propos cède de plus en plus à l'irritation, sinon à la facilité ou à la suffisance. Une sorte de «névrose de l'incompréhension mutuelle» s'empare de tout le monde. Même des plus sages d'entre nous. On regardait dimanche Klem Ennass sur «Ettounssia». D'excellents invités : Samir Agrebi, Raja Ben Ammar, Youssef Seddik, entre autres. Les prestations, pourtant, nous ont un peu surpris. Samir Agrebi était convaincant dans son exposé sur la chanson et l'art de la composition. Très instructif. Néanmoins, il n'a pu s'empêcher de «se hisser» lui-même sur «le piédestal» de qui a jugement sur tout. Il a épinglé, au passage, des collègues. Il a déclaré à propos d'un parolier «que s'il avait été vraiment un poète, il aurait consenti à lui proposer ses services (!?)» Bref, à l'entendre, la musique tunisienne, tous acteurs confondus, ne trouverait pas ailleurs «son salut». Dommage, car l'artiste a du discours outre un réel talent. Youssef Seddik, lui-même, de trop s'impatienter du «danger des prédicateurs salafistes», s'est laissé aller à quelque immodestie. Inhabituel pour un philosophe qui expliquait précisément que la philosophie, en grec, signifie «humble quête de la vérité».