La réconciliation judiciaire avec les hommes d'affaires impliqués dans des affaires de corruption ou de malversation est une proposition de l'universitaire et spécialiste de droit constitutionnel Kais Saied. Cette proposition faite au gouvernement et transmise à diverses organisations, dont le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), date de mars 2012. Enterrée, depuis, elle refait aujourd'hui surface et ne cesse d'alimenter la matière médiatique. Elle semble être également à l'origine de vives polémiques entre adhérents et opposants. Mais son concepteur, le professeur universitaire Kais Saied, a toujours la conscience tranquille. D'ailleurs, lors du dernier remaniement ministériel, on lui a proposé le ministère de la Justice, mais il s'en est abstenu, convaincu d'être taillé pour le métier d'enseignant. Il est également convaincu qu'il peut être utile en dehors des institutions. Kais Saied, souvent présent, ces derniers jours, sur le plateau des JT du 20 heures sur la première chaîne nationale, n'est pas un accro des lumières. Mais il le fait par sympathie avec ceux qui le sollicitent pour tel ou tel éclairage. Sinon, il considère qu'en procédant de la sorte, il ne fait que s'acquitter d'un devoir, celui d'expliquer à ses concitoyens des problématiques relevant du droit constitutionnel. Sa finesse d'esprit, sa réactivité et sa bonne capacité d'analyse et d'anticipation sont ses qualités reconnues, mais c'est surtout par sa parfaite maîtrise de la langue arabe, son débit fluide, ainsi que son sens aigu de l'objectivité et de l'impartialité qu'il déclenche l'empathie. Ce grand liseur, passionné par la littérature arabe ainsi que les livres d'histoire et l'écrivain Abbas Mahmoud Al Akkad, enseigne le droit constitutionnel depuis 28 ans. Ni poseur, ni outrecuidant, il rebondit courtoisement aux critiques. Entretien. Votre proposition de réconciliation avec les 460 hommes d'affaires interdits de voyage fait beaucoup parler d'elle ces derniers jours. En quoi consiste-t-elle exactement ? Cette proposition date de mars 2012. Elle consiste en une réconciliation judiciaire avec près de 460 hommes d'affaires qui, impliqués dans des affaires de corruption et de malversation sous l'ancien régime, sont aujourd'hui interdits de voyage. Je propose donc que les hommes d'affaires, individuellement ou en duo le cas échéant, prennent en charge des projets de développement dans les régions déshéritées de l'intérieur. Ces hommes d'affaires sont appelés à assurer la réalisation et le suivi de ces projets touchant à plusieurs domaines (infrastructure routière, établissements scolaires, universitaires et hospitaliers, moyens de transport, etc.) tout au long d'une période de 10 ans, avant que ces projets ne deviennent une propriété de l'Etat ou bien des régions et localités concernées. Il y a lieu de noter que ma proposition n'est pas non plus sans contexte bien déterminé. Elle s'inscrit plutôt dans le cadre d'un projet relatif à la justice transitionnelle, où je suggère la création d'une instance judiciaire composée de cinq magistrats (trois juges judiciaires, un juge administratif et un juge financier). Cette instance devra chapeauter six services : le premier concerne les délits politiques et administratifs, le deuxième les délits à caractère économique et financier, le troisième les délits ayant trait aux martyrs et blessés de la révolution, le quatrième les délits concernant les droits de l'homme, le cinquième se charge de la réparation et le sixième des archives. Pour ce qui est du deuxième service chargé des délits économiques et administratifs, il veillera sur la bonne finalisation des projets tout comme sur le respect de la démarche fixée. Laquelle démarche dépend du classement des 264 délégations tunisiennes, de la plus pauvre à la moins pauvre et des 460 hommes d'affaires, du plus impliqué au moins impliqué. Mais, y a-t-il des références juridiques qui pourraient légitimer cette proposition de réconciliation ? Tout d'abord, j'aimerais bien préciser qu'au lieu de recourir aux procédures ordinaires devant les tribunaux pour trancher sur la question — cela demande du temps — j'ai proposé tout simplement une transaction pénale. Cela pour dire que cette conciliation judiciaire n'est pas non plus sans fondement légal. Elle est plutôt une procédure juridique relevant du Code des procédures pénales, comme elle relève du Code de la douane et de bien d'autres textes de loi. Il faut tout de même lui donner un autre cadre juridique dans le contexte de la justice transitionnelle. Reste à dire qu'avec ce qu'on a actuellement comme textes juridiques, on peut adopter cette démarche. Il se trouve cependant que le nombre de ces hommes d'affaires a dernièrement diminué. Je ne sais pas pour quelle raison d'ailleurs. Après 460 au départ, l'on parle aujourd'hui de 60, de 50 et même de 40 hommes d'affaires concernés. Comme la météo, le nombre change d'un jour à l'autre et cela invite à réfléchir sur les dessous de cette instabilité. De surcroît, je tiens à préciser que ma proposition part de la ferme conviction qu'au lieu d'infliger à ces hommes d'affaires une peine privative de liberté, il vaut mieux leur infliger une sorte d'amende. Une amende qui ne soit pas versée dans les comptes du Trésor public, mais qu'elle soit destinée, sous le contrôle d'une institution régionale compétente, à des projets de développement économique et social. Sachant que le quitus (coup de grâce) ne sera accordé à ces hommes d'affaires qu'après la finalisation. Ils seront responsables de tous les vices inhérents à la construction de ces projets durant les dix premières années, à partir de la date de réalisation. Trouvez-vous que des hommes d'affaires supposés «malhonnêtes et pourris» peuvent toujours avoir l'autorité, le charisme et la capacité d'exercer en tant que sauveurs et parrains des régions pauvres ? Comme je l'entends, ils ne sont ni sauveurs ni parrains. Loin s'en faut. D'ailleurs, dans la proposition que j'ai faite, je précise que chaque homme d'affaires doit être interdit de se déplacer ou de résider dans la délégation où il est appelé à investir. L'objectif est de réparer les préjudices apportés aux populations déshéritées par le régime dictatorial auquel adhéraient ces hommes d'affaires. Il ne s'agit pas d'une faveur mais d'une sorte d'amende à leur égard. Cela afin d'éviter de faire des comptes d'apothicaires qui ne font que plonger le pays dans un cercle vicieux. L'Abbé de Marigny a écrit dans «Le pain bénit» datant du XVIIe siècle : «Je crois qu'il est plus à propos Pour bien sortir de cette affaire, De régler tous les frais en gros Comme ceux des apothicaires, C'est-à-dire en bonne amitié Retrancher la belle moitié» Mais nous devons faire attention pour ne pas tomber dans des pratiques et des démarches puisant dans les comptes d'apothicaires. Selon certains observateurs, votre proposition constitue un cas d'interférence entre le juridique, le politique et l'économique. Qu'en dites-vous ? Je ne le pense pas. Il s'agit en revanche d'une autre manière de voir les choses et de concevoir la justice transitionnelle. Une justice transitionnelle qui doit permettre, à mon sens, aux populations démunies de bénéficier de quelques œuvres de développement sans être contraintes d'attendre l'élaboration des nouveaux plans de développement économique. Cela permet de leur épargner toute perte de temps qui ne fait qu'enfoncer le clou. Mais, si l'on applique cette méthode qu'est la réconciliation avec les hommes d'affaires en les chargeant du développement économique et social des régions concernées, la Tunisie sera comme un grand chantier à ciel ouvert pour ensuite renaître de ses propres cendres. Par-delà, je tiens à souligner qu'en formulant ma proposition, je n'ai point cherché à acquérir une assise populaire, sachant que ma proposition relève d'une idée personnelle et que je n'appartiens à aucune formation politique. Mais s'il y a une autre solution qui sera de nature à réparer les dommages subis par le peuple tunisien, je n'hésiterai point à l'adopter. Quel feed-back a eu votre initiative ? J'ai fait cette proposition il y a une année au gouvernement. Au départ, elle a eu des échos favorables, mais, malheureusement, il n'y a pas eu de suite, depuis. Voilà qu'elle refait surface cette année et je ne sais pas pour quelle raison, d'ailleurs. Sinon, je n'ai été contacté par aucun homme d'affaires. L'essentiel pour moi est de contribuer, là où je suis et loin des calculs politiques, à la résolution des problèmes et soucis de plus en plus pesants de mon peuple. La récente révision du règlement intérieur de l'Assemblée nationale constituante peut-elle accélérer le rythme du travail, jusque-là critiqué par bon nombre de citoyens et d'observateurs ? Certainement que oui. D'ailleurs, j'ai souligné à plusieurs reprises la nécessité de cette révision. Toutefois, il convient de dire qu'elle sera sans efficience si les partis évoluant au sein de l'ANC manquent toujours de volonté pour achever cette besogne ou cet oracle qu'est le texte constitutionnel. Sans volonté politique, il sera impossible d'achever l'élaboration de la Constitution dans quelques semaines. Selon les prévisions du président de l'Assemblée nationale constituante, le nouveau texte constitutionnel sera prêt vers le mois d'avril et les élections présidentielles et législatives auront lieu vers le mois d'octobre. Ce calendrier semble-t-il réalisable ? C'est possible. Mais concernant la date du 27 avril pour l'achèvement du projet de la Constitution, je crois que les problèmes non encore résolus pour ce qui est des rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif s'avèrent des obstacles qu'on ne peut pas négliger. Sinon, il faut dire que même si le projet de Constitution sera prêt à la date fixée, les différends entre un certain nombre de députés et de partis politiques seront toujours les mêmes. Par conséquent, lors de la lecture ou de l'adoption du projet, les mêmes désaccords posés au sein des commissions vont ressurgir lors de l'assemblée plénière. Une assemblée plénière où les membres de l'ANC seraient intéressés beaucoup plus par l'électorat potentiel que par le texte constitutionnel à discuter ou à élaborer. Il faut tenir compte de ces obstacles en parlant de la réalisation dudit calendrier.