Saisi au vol ce qu'écrit notre collègue Raouf Seddik a propos du «bon usage de la modernité» (La Presse du 27-1-suppl). Pourquoi? Parce que si cette question se pose souvent à la littérature, elle est, sans doute, celle qui pèse le plus sur la musique. C'est là, en effet, que «la destruction de tout ce qui relève de l'art classique» attire le plus de monde. C'est là, surtout, qu'au nom de la «spontanéité» et de «la nécessité d'épouser son temps», que des éditeurs et des promoteurs de tout bord, des parvenus de toutes sortes, des intrus surgis de nulle part, des praticiens nés de la dernière pluie, bâtissent non seulement des fortunes, mais encore des réputations en menant une guerre ignare et féroce à la tradition. Pas besoin vraiment d'en fournir les preuves. Il suffit de voir, d'entendre et peut-être aussi de faire l'effort d'écouter. Dans la musique, en fait, il y a quasiment un consensus autour du rejet des «valeurs anciennes, c'est-à-dire, si l'on y regarde bien, autour des règles fondatrices. Toute une chaîne opposée viscéralement au savoir musical se constitue et se renforce depuis deux à trois décennies. Des commerçants et des publicitaires «avisés» mènent le bal. Des publics de moins en moins attentifs, de plus en plus empressés, se laissent volontiers porter par la vague. Des médias, nés pour les besoins de la cause, battent résolument «les tambours». Mais le plus grave (et notre collègue le mentionne dans sa chronique) est qu'une «intelligentia de seconde zone» y adjoint (ici aussi) son soutien et sa confirmation. Ça discourt à perte d'ouïe Il arrive, par exemple, que des signatures et des voix autorisées se mêlent promptement de chant et de chanson. Et avec une fréquence, souvent, inversement proportionnelle «aux moyens» des uns et des autres. On ne citera personne, parce que, précisément, cela fuse de toutes parts. Ne serait-ce qu'au plan du vocabulaire et de celui des concepts musicaux, des voix discourent à perte d'ouïe, banalisant tout, plaçant des mots qui sonnent bien mais qui résonnent creux. Le discours, en général, est un condensé de clichés et d'idées reçues. Quelle est, par exemple, la signification du mot «Moutreb», et qu'est-ce au juste, en comparaison, avec un «Moughanni». Démonstration en a été faite l'autre soir à la télé. Personne, on présume n'a bien saisi la différence. Le démonstrateur y compris. Faut-il y rappeler toujours ? Le chant et la musique arabes ont statut d'art et de science depuis le premier siècle de l'Hégire. En somme quatorze siècles avant l'avènement des radios, des grands groupes de presse, des chroniqueurs et des présentateurs de télévision. Cet art et ce savoir sont minutieusement exploités dans des centaines d'ouvrages de base. Inutile, du reste, de remonter aussi loin. Là, tout près de nous, de très grands vulgarisateurs tels Elias Sahhab, les regrettés Dr Hafni et Kamel Ennajmi peuvent nous aider à parler précis d'art musical et vocal. A les penser correctement surtout. Des élites s'y mettent aussi Cette mode pernicieuse de dévaloriser la tradition classique pour frayer place à tout et n'importe quoi découle, à vrai dire, non pas seulement des tendances mercantiles nouvelles, mais aussi d'une certaine paresse intellectuelle ambiante. Quand «la doxa» (l'opinion commune) se trompe sur le sens et la qualité d'une musique, cela peut se concevoir à la limite. Mais que des élites (ou supposées telles) y viennent à leur tour, c'est ce qui désoriente vraiment. Et l'inquiétude est vive (on a raison de le souligner), lorsque les élites «brouillent les pistes» à dessein. Qu'elles occultent, par exemple, le sens et la valeur des traditions musicales. Ou pire: qu'elles disséminent «l'idée» que ce sont des «formes inutiles» «dépassées» ou «éculées». Histoire de paraître «au goût du jour». La tradition est la moitié de la modernité,- disait Baudelaire. Courte, belle sentence. Les artistes qui se consument pour leur art vous diront, seuls, à quel point leur vocation de créateurs est liée à la connaissance du passé.