Nos questionnements répétés sur le présent et le futur de la musique impatientent certains. Normal‑: même les esprits rodés se lassent de ce «perpétuel retour des choses», de cette «rotation de meule de moulin». On ne le fait pourtant pas pour le plaisir. On le fait, comme disait si bien Baudelaire, parce que «nous ne sommes plus sûrs d'être entendus». On le fait surtout pour mieux nous y retrouver nous-mêmes. L'époque que nous vivons n'est pas très propice à la clarté. C'est une époque sensible où l'on ne sait exactement sur quoi fonder les intelligences et les goûts. L'art écope le plus de ces atermoiements. Et l'on pense, nous (on se trompe peut- être) que s'occuper du sort de la musique est utile à la vie. Notre collègue Raouf Seddik s'interrogeait l'autre jour sur la part d'influence que les grands musiciens et la grande musique ont pu avoir sur l'essor de la poésie et de la littérature. En fait, il se demandait si, dans le procès des renaissances culturelles, la mélodie et le chant ne sont pas les véritables moteurs des arts de l'écrit et de la pensée. Impossible d'y répondre, bien sûr. Mais un léger doute persiste. Le bon doute. Au XIXe siècle en Egypte, la «Nahdha» intégrale (celle des lettres et des réformes) n'a éclos, si l'on n'y pense, qu'au milieu d'une floraison de compositeurs et de chanteurs de génie. Et le XVIIe musical classique en Europe ? N'annonçait-il pas, quelque part, l'avènement des Lumières ? On extrapole sans doute. On rêve peut-être, mais ces périodes extraordinaires servent au moins à justifier la place, pour d'aucuns «inconsidérée», que l'on accorde à la musique, voire à la chanson. Ni rhétorique, ni bavardage… En quoi aimerait-on être entendus‑? Le sujet qui «brûle» toujours est celui de «l'ancien et du nouveau». Dans une précédente chronique nous avons évoqué l'alternative d'une «synthèse». Explication supplémentaire : on ne gagnera rien, absolument rien à laisser les choses de la musique en l'état, c'est-à-dire une chanson classique (de patrimoine) contre des musiques du monde et des musiques en vogue. La première a beau se prévaloir de «son avantage esthétique», elle s'écoute et se vend de moins en moins. Les secondes, si décriées, si méprisées soient-elles, continuent à brasser de très grandes audiences. L'opposition tranchée entre critique et public est une opposition sans lendemain. Proposer une synthèse n'est ni rhétorique creuse, ni vain bavardage. Au contraire, c'est une réelle possibilité de solution. Jamais et nulle part dans l'histoire des arts, la modernité ne s'est passée de tradition. Et l'inverse, qu'on l'admette ou pas, est tout aussi vrai. Concrètement, cela devrait donner ceci: les meilleurs compositeurs classiques se mettant en quête de nouvelles sonorités, et les jeunes férus de musiques du monde prêtant ouïe aux répertoires et aux savoirs passés. Le futur des arts se conçoit (et se construit) généralement ainsi. … mais une question de projet Sur quoi est-il toujours bon d'insister‑? Essentiellement sur la nécessité d'inscrire la musique dans un projet. Les hommes inventent leurs sons et leurs chants. Les institutions et les élites les organisent en règles, en valeurs, en hiérarchies. Hors d'un projet, la musique se dilapide en phénomènes de passage. L'erreur, aujourd'hui, est de croire que la présence ou l'audience d'une musique est la preuve de son accomplissement. En toute grande époque musicale, les seules références qui restent sont celles des grandes œuvres et des grands maîtres. Celles qui déterminent les niveaux, les qualités, les autorités. Ce dont notre musique a le plus besoin à l'heure actuelle, c'est de retrouver des maîtres et des œuvres, c'est surtout d'apprendre (et faire apprendre) à les repérer, à les reconnaître, à les respecter et à les pérenniser. Plus de deux décennies déjà que la chanson arabe vit sans des icônes, sans des écoles, des courants et des mouvements. C'est un monde artistique sans repères qui avance «en vrac», au gré des marchés et des marchands. Un monde sans projet, qui n'avance pas, qui n'avance plus. Des époques en exemple Soit : ce ne sont que des idées, des utopies comme d'aucuns aiment à dire. Avec quoi d'autre, cependant, fait-on avancer les arts? Et si on ne fait pas avancer les arts comment avancer nous-mêmes? Non : se répéter et insister sur les choses de la musique n'est pas «une rotation de meule de moulin». Pas même besoin de remonter à Ibn Khaldoun et à son «indicateur d'urbanité». L'histoire récente est là. On a évoqué le XIXe en Egypte, exemple idéal, mais les années 60-70 en France le furent aussi. Il y eut Brassens, Brel, Aznavour, conjointement il y eut Lacan, Foucault, et la nouvelle philosophie. Nos années 80, nonobstant les réserves, montrent aussi un peu la voie. La belle chanson y avait, à son tour, côtoyé le nouveau roman et le regain des sciences humaines. Pas fortuit. Jamais fortuit.