Par Foued ALLANI Jamais, tout au long des quatorze mois de la vie du gouvernement Jebali (23 décembre 2011-19 février 2013), la Tunisie n'a connu tant de violences de et contre l'Etat, tant de mouvements sociaux, tant de grèves légales et sauvages, tant d'activités liées à la contrebande et à la spéculation et leur corollaire (les pénuries), tant de coupures d'eau en plein été et même durant le mois de Ramadan, tant de hausses successives et excessives des prix, depuis son indépendance. Jamais notre pays n'a connu tant de déraillements et de dérapages médiatisés et médiatiques, tant de productions discursives aux dépens de la production fructueuse des biens et des services, tant de polémiques, de surenchères, de manipulations, d'escalades, tant de blocages à tous les niveaux, tant de flottements et d'hésitations au niveau des sphères de la décision, tant d'hommes d'affaires qui délocalisent, tant de décisions hâtives et parfois insensées, tant de dérapages au niveau de la question de l'identité depuis son indépendance. Jamais notre peuple n'a été aussi politisé, ainsi que notre société civile et tous les corps de métier, y compris ceux qui sont tenus à la stricte neutralité. C'est que les énormes enjeux auxquels la Tunisie devait (et doit encore) faire face étaient tous réunis et en même temps et demandaient tous une réponse satisfaisante et urgente. Attention! Ce que nous venons de décrire ne veut en aucun cas dire que la Tunisie se portait mieux sous l'ancien régime. Les près de 20 articles que nous avons écrits à propos des horreurs du modèle de développement en vigueur depuis 1956 l'attestent (janvier-juin 2012). Nous avons essayé dans nos tout derniers articles de participer avec plus ou moins de recul. Ces causes et ces facteurs ayant conduit aussi à la chute du gouvernement Jebali et essayé tant bien que mal de mettre à l'index les erreurs les plus flagrantes aussi bien du gouvernement que celles de l'opposition (voir plus loin). Et consacré toute une partie à celles d'Ennahdha, le parti qui formait la majorité dudit gouvernement. Un gouvernement qui, le plus souvent, n'a pas gouverné (alors qu'il devait le faire), mais subi, n'a pas agi, mais réagi et souvent tardivement et mollement, et une opposition dont une partie a été très agressive et jusqu'au-boutiste. Une partie de l'opposition plutôt politicienne, qui a confirmé à plusieurs reprises que son idéologie et son désir ardent de «prendre» le pouvoir l'emportaient et de loin sur les intérêts économiques du pays. Une frange de l'opposition organisée au sein de formations de type stalinien et conduites par de vrais petits dictateurs. «Le Front populaire est prêt à gouverner», hurlait Hamma Hammami, il y a quelques jours, lui qui n'a qu'un poids médiatique seulement (tellement invité à tous les plateaux). «Nous provoquerons le chute du gouvernement actuel (celui de Laârayedh) comme nous l'avons fait pour le précédent (celui de Jebali), à coups de grèves et de sit-in», menaçait-il, il y a quelques jours. Des discours chargés de violence, véhiculant contre-vérités, déformations des réalités et manipulations ont ainsi fleuri partout. Que de contradictions ! En plus de cette «transhumance», ce changement de parti par les constituants relevant de l'opposition devenu le pain quotidien de notre vie politique, rappelons ici les revendications contradictoires de certains opposants. L'on pousse les forces de sécurité à sévir et devenir intransigeantes face au vandalisme puis on s'élève contre elles quand elles agissent et souvent pour se défendre et protéger les biens publics et privés. L'on crie à l'apaisement de la rue afin de relancer l'économie, puis on ne cesse de l'embraser. Les évènements du 9 avril 2012 en sont une illustration parmi tant d'autres. Un vrai acte de rébellion. Car, quand le pays est régi par la loi sur l'état d'urgence et que le ministre de l'Intérieur interdit le rassemblement sur l'avenue Bourguiba afin de ne pas perturber trafic et commerce, il fallait saisir le tribunal administratif et non opposer un bras de fer avec les autorités et les défier si maladroitement et d'une façon non-citoyenne. L'on ne cesse de crier pour la constitution d'un gouvernement de non-partisans (ou technocrates), puis l'on s'élève contre le projet de loi dite de l'immunisation de la Révolution qui prévoit d'écarter les «Rcdistes» pour une période. Même Kamel Morjène, ex-membre du bureau politique du RCD dissous et ex-ministre de la Défense puis des Affaires étrangères de Ben Ali, a réclamé un gouvernement dont les portefeuilles de souveraineté seront attribués à des indépendants (sic!), soit le contraire de ce que lui pratiquait. L'on traite aussi le peuple de manque de maturité et de lucidité pour avoir donné une majorité relative à Ennahdha puis quand le projet d'immunisation de la Révolution avance, l'on proteste en disant que le peuple saura écarter les «Rcdistes» grâce aux urnes. Bref, une communication paradoxale qui ne peut conduire qu'à la schizophrénie. Le pouvoir à tout prix Terminons par un petit rappel de l'action de Béji Caïd Essebsi, l'opposant, qui, bien qu'il ait eu des positions qui ont su dissuader le gouvernement Jebali et Ennahdha de poursuivre parfois leurs dérapages, a, à maintes reprises, lui-même dérapé. Comme nous l'avons précisé dans un précédent article, l'avènement d'Essebsi l'opposant a eu pour première conséquence l'inversion d'un flux d'allégeance d'hommes d'affaires, de patrons de médias, d'intellectuels et autres qui, au début, se dirigeaient vers Ennahdha. Cette inversion du flux va devenir plus intense et charrier du tout-venant, soit un patchwork de carriéristes de la politique, d'éternels perdants et de magouilleurs. Avec pour seul objectif, l'accession au pouvoir. Un jeu à quitte ou double qui ne peut déboucher que sur des positions ultras. Il faut gagner à tout prix en affaiblissant par tous les moyens l'adversaire (l'ennemi). Il faut abattre l'ennemi. Mais Essebsi, juriste, politicien et ancien homme d'Etat à la très riche expérience, quittera à plusieurs reprises l'habit de sagesse pour celui de braconnier. Et avec des paroles et des gestes agressifs (comme ceux contre les policiers et les manifestants d'El Kasbah III-15 juillet 2011 alors qu'il était à la tête du gouvernement provisoire), il a failli conduire le pays au chaos. Très rusé, utilisant sophismes et autres subterfuges rhétoriques à outrance, arrogant, provocateur, imbu de sa personne et pratiquant à la perfection (pas toujours) la tactique de l'attaque comme meilleure défense, celui qui est allé en mars 2012 à Monastir invoquer «sayyed lassyed» (autre surnom de Bourguiba) s'est comporté comme un jeune «révolutionnaire» anarchiste et écervelé. C'était le jour où il avait dit : «La Troïka, c'est fini», à l'approche du 23 octobre 2012. Avec un geste et une position chargés d'agressivité et de violence, il décréta ainsi, avec son autoritarisme pathologique, la fin du gouvernement et celle de la Constituante. Effaçant, ou croyant le faire, la légitimité de la constituante et sa légalité en un seul trait. Sachant que le décret-loi ayant appelé au scrutin et fixant à une année la vie de la constituante n'avait aucune force de loi car émanant d'un pouvoir de fait. Mieux encore, un décret-loi est automatiquement remis en question dès la reconstitution ou le démarrage des activités du pouvoir législatif. Il récidivera le 6 février 2013, le jour de l'assassinat de Chokri Belaïd en appelant avec la même agressivité à la dissolution de la constituante (de quel droit?). Puis jouant sur les sophismes, comme d'habitude, il s'appuie, trois jours plus tard, sur la notion obscure de la légitimité de la rue à l'occasion des obsèques du martyr Belaïd (comparer l'incomparable et placer le scrutin à un pied d'égalité avec la foule) pour renforcer sa position. Disons pour conclure qu'il faudrait poursuivre des recherches sérieuses pour mieux comprendre ce qui s'est passé à l'époque du gouvernement Jebali pour éviter à la Tunisie d'autres mésaventures.