Les attaques menées ces derniers mois, sans doute par des salafistes, contre des mausolées, rappellent en réalité une querelle bien ancienne entre tenants d'une orthodoxie pure et dure et, d'un autre côté, ceux qui, en matière religieuse, font prévaloir une approche plus intérieure. Par-delà les cas tragiques de persécution ayant ciblé des soufis dans le cours de l'histoire, et dont Mansour Al-Hallaj demeure l'illustration la plus significative, il y a bien eu un état de suspicion chronique qui a traversé les siècles. Au nom de l'islam, la figure du savant et celle du cheikh inspiré prétendaient chacune incarner l'autorité. Et si la rivalité entre elles ne s'est pas toujours traduite par un conflit ouvert, ce n'est pas qu'elle fût simplement occasionnelle, mais que l'on a eu souvent le souci d'aménager des moments de trêve... Cependant, depuis la fin du XIXe siècle, on assiste à un épisode nouveau dans le développement de cette querelle. En effet, le soufisme se trouve attaqué, non plus par un seul camp, mais par deux. Pour le premier camp, la critique consiste à dire que le soufisme représente une altération de la religion en ce qu'il a laissé s'introduire des éléments étrangers à l'islam. On évoque surtout le monachisme chrétien. On s'appuie sur le fait, en particulier, que la religion chrétienne, à travers la figure du saint, admet le principe d'une médiation humaine dans la relation entre le fidèle et son créateur : ce qui, souligne-t-on, est tout à fait étranger à l'esprit de la religion musulmane. Cette critique est la critique traditionaliste, que l'on trouve chez les salafistes en général, dont l'un des maîtres à penser est le Pakistanais Mawdoudi. L'autre critique est celle des réformistes, pour qui les confréries soufies représentent au contraire une manifestation de la décadence de l'islam, c'est-à-dire de son enlisement dans des formes de religiosité ancienne. C'est cette critique, plus récente, qui impute en bonne partie à cette tradition la responsabilité de faire subir à la civilisation de l'islam le retard qu'elle a accusé par rapport à la civilisation occidentale, en perpétuant une forme de culte propre à un âge révolu. Autre Pakistanais, le philosophe Mohamed Iqbal incarne cette attaque contre le soufisme des confréries : une attaque d'autant plus radicale, du reste, que le penseur voue une admiration pour les grands soufis et que, pour lui, la tradition des confréries est une trahison complète de l'attitude foncièrement créatrice et libératrice des pères du soufisme. Mais, au-delà de cet exemple, on trouvera chez les réformateurs le reproche plus ou moins explicite que les partisans du soufisme se dérobent à l'obligation de régénérer le projet islamiste face au défi de la domination occidentale. Il y a, de leur point de vue, une sorte de désertion coupable. Ce qui voudrait donc dire que l'islam spirituel ou mystique, celui des tarîqa, a vu son adversaire de toujours se scinder en deux, prendre un double visage. Il s'agit toujours de l'orthodoxie : orthodoxie engagée, qui se veut rempart contre une agression infligée par l'Occident et son système de valeurs. Mais cette orthodoxie se présente désormais soit sous la forme d'un retour sévère aux sources (car l'affaiblissement de l'islam serait dû selon elle à un éloignement de ces sources, assimilé à une perte de pureté), soit sous la forme d'une relance du message appréhendé cette fois, et de façon plus ou moins audacieuse, dans sa signification globale de projet de civilisation. Orthodoxie de la conservation d'un islam primitif d'un côté et, de l'autre, orthodoxie du dépassement d'un sens trop littéral en direction d'un méta-discours qui, pour ainsi dire, « modernise » le message. Nous avons cité deux personnages liés à l'univers pakistanais : Iqbal et Mawdoudi. Le Pakistan, qui s'apprête à organiser des élections le mois prochain, est sans doute le pays musulman à l'intérieur duquel l'islam est allé le plus loin sur le chemin d'une relation parfois houleuse avec la modernité. Personne n'oublie que le jihadisme armé a trouvé dans ce pays l'une de ses premières terres d'accueil. Cet islamisme rejette le jeu démocratique. Pour lui, les confréries soufies ont plus d'une fois été les cibles d'attentats. A côté de cela, on trouve cependant un islam modéré pro-soufi qui se réclame en particulier de Ahmed Reza Khan Barelwi. Or, il semble que cet islam ait déjoué le schéma classique en s'impliquant dans le jeu politique. Autrement dit, il existe au Pakistan un islam de tradition soufie qui s'est allié au courant réformiste pour peser sur la scène publique. Il doit donc conjuguer désormais contemplation et action. Certains diront que le pragmatisme des réformistes a su le rallier à sa cause pour faire barrage aux conservateurs radicaux de l'autre clan sunnite, celui des Déobandi. Mais les Barelwi, comme on les appelle, ont leurs propres raisons de ne plus rester passifs face aux attaques des anti-soufis... il s'agit donc d'une alliance objective dans laquelle chacun trouve son compte. Il n'est pas inutile d'essayer de suivre cette expérience de près. L'alliance est à double tranchant : elle peut tirer les réformistes vers une sorte de volupté contemplative dangereuse qui, en politique, prend rapidement la forme d'une dégradation de la situation économique et sociale. Avec un retour de la corruption et du népotisme. Comme elle peut également insuffler au réformisme une flamme sacrée qui le préserverait de toute chute dans les rets du pouvoir et de l'argent. Ce qui suppose toutefois que l'esprit soufi, ainsi que le voulait Iqbal, sorte de sa gangue populaire et décadente, pour renouer avec son ambition première : ramener l'homme à l'ordre du souffle divin.