Par Ahmed Sayhi ChErif* La publication par La Presse de l'article de Mme Fatma Rassaâ «Les zaouias sous l'ancien régime. Nivellement par le bas» nous interpelle au point que nous avançons, dans le présent article, une tentative d'explication de ce qu'est le soufisme, dans une permanence historique qui dépasse les régimes et les politiques. Il est entendu que nous ne cherchons nulle polémique ave Mme Rassaâ qui parvient d'ailleurs à cerner quelques aspects de la question (hélas les plus problématiques). Il est incontestable que tout régime politique est tenté d'utiliser ou d'instrumentaliser tout mouvement populaire de base pouvant capter la masse et, éventuellement, lui ôter clairvoyance et lucidité. Cela s'est fait dans le passé et dans plus d'un pays et cela n'était pas l'apanage de l'ancien régime seulement mais aussi du colonialisme. Que certaines confréries soufies aient subi, de front, ces heurts avec le dictateur du moment ou l'occupant, ces tentatives de compromission (quelquefois bien menées et même réussies), cela ne fait aucun doute. L'ancien régime, et nous le concédons à l'auteur de l'article, a tout fait pour abrutir la masse populaire et la pousser à tourner le dos à la vérité. D'autres mouvements ont cherché, au contraire, à opérer une véritable «épuration» qui tend à discréditer tout ce qui ne relève pas de l'orthodoxie. Résultat : nous avions une population prise dans le discours soufi «remodelé», sans en connaître le véritable sens. De l'autre, et c'est dangereux, le wahhabisme, le salafisme avec une totale ignorance de la charia et de la tradition du Prophète, la Sunna. Celui-ci a créé un mouvement politique fondé sur le jihad et d'autres idées extrémistes, sans aucune connaisance ni du savoir des sens du Coran ni des Hadiths du Prophète, qu'Allah le bénisse et lui accorde la paix. L'ancien régime a tout fait pour «légitimer», ancrer dans les esprits une mystique du spectacle. Les stades de football bruissent encore de certains slogans, cris ou chants qui ne devaient pas quitter le silence apaisant des mausolées. Folkloriser le soufisme, c'est en faire un spectacle, c'est rabaisser ses lettres de noblesse. Le pouvoir de Ben Ali a fait en sorte d'intégrer cette idée dans l'esprit des Tunisiens, surtout les plus modestes et les plus démunis et ceux qui ont toujours eu besoin d'une assistance morale et psychologique. Or l'essence du soufisme, qui est la tolérance et le pardon, est la noblesse même de l'Islam. La religion islamique a deux savoirs : l'un acquis, l'autre donné. Le premier, c'est le savoir que toute personne peut atteindre à travers l'enseignement comme tout autre savoir. C'est le savoir de la charia et la Sunna du Prophète (Qu'Allah le bénisse et lui accorde la paix). Ce savoir permet à la masse de connaître la religion à travers ceux qui ont suivi le chemin (les ulémas, les muftis, les cheikhs…). Ce savoir finit là où l'autre commence. Le savoir donné, c'est un savoir divin, appelé dans le monde soufi «le savoir de la vérité». Ce savoir est particulier : il ne touche que celui qui a été choisi par le divin. Tout est affaire de grâce divine ! Sur un autre plan, Albert Einstein disait «si certains individus dominent les autres dans la recherche du comment du monde, tous sont égaux dans l'ignorance du pourquoi». Pour dire que le wali, le saint, n'est au départ qu'un musulman pratiquant. Il lui est impératif de connaître ces deux savoirs : – La connaissance du savoir de l'unicité de Dieu; – La connaissance du savoir religieux par obligation (ilm eddine bi dharoura). Est-ce donné à n'importe qui — en dehors de la personne touchée par la grâce divine ? On peut dire qu'il y a deux sortes de walis (ou marabouts comme les appelle la journaliste) : ceux qui ont le savoir (minimum) et ceux qui ont atteint d'autres sphères du savoir. C'est la grâce divine, répétons-le, qui permet de dévoiler le côté mystique de la religion. On peut citer le cheikh Abdelaziz Dabbagh, auteur de Al ibriz, le fameux Ibn Arabi et, plus près de nous, le cheikh Ibrahim Riahi, etc. Il y a des walis qui n'ont que le savoir divin (cheikh Dabbagh) alors qu'autres ont les deux, charia el maksoub et hakika el mawhoub, comme Sidi Ibrahim Riahi et Ibn Arabi. Les zaouias sont des lieux fondés par les maîtres soufis pour permettre à leurs disciples de pratiquer les rites religieux, de réciter les oraisons des voies soufies, de développer l'éducation spirituelle de chacun et permettre à l'âme d'atteindre le divin… Qu'il y ait des détournements de ces nobles vocations, qu'il y ait du charlatanisme, qu'il y ait quelque marchand du Temple, cela ne fait l'ombre d'aucun doute et le régime de Ben Ali en a largement profité. Le fait est que la spiritualité ne peut être domptée, détournée de sa vocation première: montrer la voie à celui qui cherche. Par ailleurs, qu'il y ait quelque escroc, personne malveillante qui opère dans tel ou tel mausolée, ce fait (qui existe) ne fait pas de la sainte personne qui y est enterrée un coupable en puissance. Que la paix soit avec vous. *(Moqaddem de la zaouia de Sidi Ibrahim Riahi Tunis)