Par Jamil SAYAH(*) Notre police nationale a cinquante-sept ans. Depuis cette date, jamais la vision qu'ont les Tunisiens de leur sécurité n'aura été aussi brouillée. Dire qu'ils ont peur pour leur sécurité est un euphémisme. L'insuffisance ou le manque de lisibilité des actions qui sont censées répondre à ce qui fait le quotidien de l'insécurité et du sentiment d'insécurité les amène même à douter ouvertement de leur propre identité en tant que Nation. Cette désaffection de l'opinion à l'égard de l'autorité est intimement liée à une crise de confiance. Cette crise découle des déviations, constatées dans les pratiques et dans les comportements, par rapport aux valeurs essentielles d'un Etat qui ne semble plus se donner la peine ni les moyens de rassurer ses citoyens. A quoi sert alors l'Etat et ses forces de police s'ils ne sont pas capables d'assurer le service minimum, la sécurité des espaces, des personnes et des biens ? Or la sécurité est l'aspiration majeure des hommes qui ont choisi de vivre en société pour être en sûreté. C'est la base du pacte social et la raison d'être de l'organisation collective. L'un des tout premiers droits naturels et imprescriptibles de l'homme, la sécurité forme avec la liberté, l'équation de la paix démocratique. La liberté sans la sécurité est une illusion, et la sécurité sans la liberté est le début de la servitude. C'est en effet pour l'Etat le premier des devoirs, dont le champ d'application ne cesse d'évoluer dans notre pays, notamment après la Révolution. Des retards accumulés La politique actuelle de sécurité aidera-t-elle les Tunisiens à être plus rassurés ? C'est loin d'être le cas. Au contraire, nos concitoyens se sentent de plus en plus abandonnés par leurs institutions, leurs personnels politiques, leurs forces de sécurité. Et ces solitudes s'accroissent encore plus par l'incertitude d'un avenir politique radieux. La recrudescence des immolations et de la violence dans toutes ses formes expriment cet état d'abandon. Plus on est en bas de l'échelle, plus on est sans soutien, plus on ressent cet abandon. Il y a donc urgence. Les pouvoirs publics se doivent d'agir. Mais visiblement, leur réponse ne donne point satisfaction. Ils sont souvent accusés d'ambiguïté et de duplicité. Ils font semblant de répondre par plus de réglementations, plus de fermeté, et plus de contrôle. Mais ce n'est que du faux-semblant parce que le désordre et la violence n'ont cessé d'envahir tous les compartiments de la vie sociale. Cette crainte donne alors toute sa valeur au droit à la sécurité. Dans ce contexte, la lutte contre l'insécurité se présente moins dans la dénonciation de la barbarie des forces de l'ordre que dans la demande de leur intervention. Et cette demande citoyenne d'intervention est devenue d'autant plus présente qu'on la préfère de loin à celle des milices privées et des militants politiques armés qui sont porteurs de désordre et de barbarie. Ainsi, le problème aujourd'hui est moins la force écrasante des institutions policières que leur relative faiblesse. C'est pourquoi il faut absorber la violence menaçant la paix sociale de la manière la plus neutre possible, indépendamment des préoccupations partisanes. Dans cet esprit, l'ordre républicain doit viser essentiellement à atteindre le degré supérieur de la paix civile, harmonie résultant de l'épanouissement des libertés publiques et individuelles. Un tel objectif ne semble pas être la préoccupation première de la politique actuelle . Ce qui nous est proposé, c'est cette politique ou, disons-le, cette «non politique» qui est loin de l'idéal d'une police au service de tous. Nous nous situons plutôt, de ce côté-ci, dans l'ordre d'une police aux ordres impératifs qui semble avoir bien peu de considération du citoyen, de ses attentes, de ses angoisses, et tranche avec l'esprit d'une police républicaine. Que faire alors ? Réformer? La sécurité, un bien commun Notre appareil de sécurité, brouillé par la superposition des évolutions et par la confusion du débat et des options, a besoin d'une mise au point, au sens optique du terme, afin qu'apparaissent les points forts sur lesquels il est possible de se situer, de se fixer afin de prendre un nouveau départ. Mais pour déclencher ce processus, il faut comprendre les raisons de la non réforme. Pourquoi l'on n'y parvient pas ? D'une certaine manière, les inquiétudes sur l'inefficacité de notre appareil sécuritaire ne paraissent guère justifiées. Les études réalisées, notamment par notre observatoire (Observatoire tunisien de la sécurité globale), montrent en effet que les policiers ne sont pas hermétiques à la réforme. Au contraire, l'idée du changement ne cesse de progresser régulièrement au sein de l'appareil. Il y a même une demande pressante de se réformer. Malgré tout, le malaise persiste. Les fonctionnaires de police ont de moins en moins foi en leur mission. Ils se demandent à quoi sert leur intervention quand l'insécurité ne cesse de gagner du terrain. Derrière ces difficultés apparentes se profile, en effet, une crise structurelle beaucoup plus grave, une crise de mutation profonde mettant en question sa nature et ses modes de fonctionnement. La police ne sait pas encore si elle a réussi à se transformer en police démocratique, ou si elle demeure encore condamnée par sa hiérarchie à jouer le rôle d'une police de régime (au service de la majorité dominante ou la personne gouvernante). Ce désarroi se cristallise sur la relation avec les citoyens : la police est accusée de ne pas remplir son rôle qui devrait être celui de permettre à chaque Tunisien d'avoir confiance et foi en sa police. En effet, on constate une paralysie organisationnelle d'un appareil en mal de recommandations et de directives politiques claires. Résultat, les agents se trouvent parfois condamnés à exécuter des ordres dont la légitimité et la pertinence sont douteuses. Dès lors, cette force de police agit-elle pour l'avantage de tous ou pour l'utilité particulière de ceux à qui elle est politiquement soumise? Cette légitime interrogation explique en partie l'accusation de duplicité et de complaisance proférées à son encontre. Le dilemme est insoutenable, et l'organisation est condamnée à souffrir d'une tension, souvent conflictuelle, entre la décision et la pratique. L'autorité supérieure est décrédibilisée, la qualité des relations hiérarchiques est devenue détestable, la rétention de l'information se généralise, les indicateurs d'activités sont manipulés, etc. D'où la revendication pressante émanant des forces syndicales : «Pour une police républicaine». Cette revendication rencontre, dans sa portée politique, l'attente des citoyens de voir se mettre enfin en place une police démocratique; capable de comprendre et de maîtriser la violence et l'insécurité qui polluent leur existence et altèrent leur liberté; capable de tirer parti de nouveaux moyens techniques et de connaissances pour être un véritable allié contre la vicissitude de la vie. Or, telle qu'il est aujourd'hui, notre appareil national de maintien de l'ordre est incapable d'orienter son action sur la prévention et la proximité. Il a du mal à prendre en compte le passage d'un monde d'obéissance à un monde de liberté et de responsabilité citoyenne, tant il est attaché à une vision répressive de sa mission. Sa logique est celle d'un alambic de raffinerie où la distillation se ferait à l'envers. Ses produits nobles sont de plus en plus des interventions pour encadrer ou mater une manifestation publique. Ses distillats les moins précieux sont les actions pour être un service au profit du public, qu'il a tendance à laisser en jachère, préférant voir son énergie et son imagination exploser ailleurs (la répression). Cette image de la colonne de distillation qui hiérarchise les missions de notre police nationale est grandement préjudiciable pour son image et sa réputation. A qui la faute ? Force est bien de constater que l'état dans lequel se trouve l'institution policière de notre pays est, pour une large part, la responsabilité exclusive des décideurs politiques. Car l'urne ne peut être un corbillard de la démocratie et une décharge publique de la citoyenneté. Lorsque la source de l'autorité se sépare de la légitimité, le pouvoir se morcelle et se reconstitue généralement en dictature qui ne pourrait être, dans notre cas, que religieuse. Dès lors, notre vigilance doit être grande pour défendre un service public de sécurité. Car cette dernière est un droit pour tout Tunisien (peu importent sa classe sociale ou son appartenance politique et religieuse). A défaut de cette harmonie, il y a risque de mise en cause de l'organisation sociale et politique elle-même. La déferlante de milices et de groupuscules, agissant souvent avec la bénédiction des gouvernants, pourrait provoquer automatiquement la naissance des germes destructeurs que sont notamment la fragmentation de la société et l'implosion de l'Etat. Aussi, pour que ce 57e anniversaire soit une véritable fête de notre police nationale, il faut soutenir de toutes nos forces sa revendication d'être «une police républicaine». A cet égard, le souffle de cet idéal apporterait-il une réponse tonique à nos interrogations et à nos craintes, épuisées par l'interminable et épuisante période de transition? Cette énergie revigorante peut nous aider à redresser la tête, et nous encourager à «faire ensemble» un société nouvelle. *(Professeur de droit public, président de l'Observatoire tunisien de la sécurité globale)