Ballottés entre une version et son contraire, les Tunisiens ne savent plus s'ils doivent croire ou ne pas croire à la véracité de la Révolution, à la droiture de la transition, à la loyauté de l'armée, aux déflagrations du Mont Chaâmbi, à une possible élucidation de l'assassinat de Chokri Belaïd... Décryptage d'un historien, d'un psychanalyste et d'un sociologue de la communication «Violence politique, tension sociale, insécurité, bilan économique morose, justice en peine, un état d'urgence à n'en pas finir et un projet de constitution douloureusement arraché à l'affrontement des identités...» Quand les Tunisiens alignent les faits vérifiables de la transition, ce n'est plus pour s'y attaquer de front. Loin des engagements citoyens pris au matin du 15 janvier 2011, leurs propos traduisent aujourd'hui désenchantements, contradictions, peurs, suspicions et cette question hallucinante : et si tout cela n'était qu'intrigues de palais ?... Leurs pages sur les réseaux sociaux rendent compte du paradoxe d'une société qui ne croit plus à rien mais n'attend qu'une intox pour croire à tout, qui n'espère rien mais s'appuie sur le premier discours lénifiant pour s'accrocher au lendemain. Même chez les acteurs politiques et associatifs, l'optimisme est de façade. Derrière l'écran, la défiance brouille la vision, alors que le pessimisme et la démission ne se cachent même plus chez le commun des Tunisiens. Que s'est-il passé en deux ans et demi de transition qui éloigne tant les Tunisiens des ferveurs citoyennes de la Révolution ? Dépression Le diagnostic lâché par Fethi Benslama, professeur de psychopathologie, auteur de Soudain, la Révolution ! et prochainement d'un nouvel ouvrage titré l'Agonie pour la Justice, est sans appel. «Il y a dépression et les Tunisiens ont raison d'être dépressifs. D'un côté, ils ont trop idéalisé ce qu'ils ont fait. C'est vrai que la Tunisie a vécu un moment proprement révolutionnaire, mais quelque chose a été arrêté dans ce processus qui aurait pu aller plus loin dans l'idée de la justice, dans les formes de liberté et de participation au jeu démocratique. Ce coup d'arrêt est lié à la crainte qu'a inspirée le processus. Il s'est traduit tout à coup par le retrait de la jeunesse... Des vieux ont pris la place avec des méthodes anciennes et des discours connus». L'autre phénomène qui a affecté les Tunisiens, avance le psychanalyste, c'est l'apparition de ce mode conservateur qui veut fonder la perception politique et la prise en compte des problèmes de la société à travers la morale. «Tout cela a déprimé les Tunisiens, car il les a amenés à perdre foi en leur extraordinaire capacité des débuts...». Populisme C'est avec d'autres mots que Adel Ltifi, professeur d'histoire contemporaine du monde arabe, établit son diagnostic. «Pour la première fois de son histoire moderne et contemporaine, la société tunisienne échappe à l'emprise de l'Etat, à son despotisme, à sa culture et exprime librement ses paradoxes sociaux, culturels, politiques. Dans l'histoire, les moments de rupture sont souvent associés aux sentiments les plus contradictoires : doute et confiance, espoirs et désespoir, enchantement et désenchantement. La société, en branle, est alors exposée, à corps défendant, à la tyrannie de la passion. Et cette passion est potentiellement porteuse de populisme...». Pour l'historien, c'est ce populisme qui s'est clairement exprimé, lors des élections du 23 octobre. Le premier rendez-vous démocratique aura, selon ses termes, acté la prédominance de trois types de populisme: populisme religieux avec Ennahda, populisme social avec les partisans de Hachmi Hamdi ; voix de la campagne, et populisme politique avec le CPR... Mais là où le processus dérive, précise l'historien, c'est quand tous les objectifs et aspirations de la révolution sont évacués pour laisser place à une polémique sur l'identité. «La révolution tunisienne que l'on croyait porteuse d'avenir a aussitôt été rattrapée par le passé récent avec la problématique de Bourguiba et de l'Etat de l'indépendance et même par le passé lointain, celui des débuts de l'Etat moderne du milieu du XIXe siècle...». Leadershi Rien n'est définitivement perdu pour le psychanalyste Fethi Benslama. «Je pense que la dépression est temporaire. Le processus révolutionnaire va ressurgir – peut-être pas immédiatement, ni dans les mois qui viennent – parce que les Tunisiens sont déjà entrés dans un processus de maturation, en tant que sujets politiques. Mais, deux ans et demi après, la construction politique n'est pas à la hauteur des aspirations du peuple. Les personnes qui gouvernent ont coulé ces aspirations dans des canaux anciens... C'est un discours nouveau et crédible, quelque chose d'autre qu'attendent les Tunisiens. Or, devant eux, il y a à peine des joueurs, de petits malins et de petits Narcisse, mais aucun acteur politique n'est à la hauteur de ce qui s'est réellement passé...» L'historien y décèle un élément structurel. Le parti au pouvoir souffre selon lui d'une carence au niveau de sa culture politique et historique. Une situation compréhensible pour un parti qui trouve du mal à outrepasser la prédication pour rejoindre la politique. «Cet état d'esprit explique la confusion, chez l'élite qui domine Ennahda entre gouverner dans le sens d'administrer l'Etat et gouverner dans le sens de dominer l'Etat... Ainsi, ils se sont consacrés durant la période transitoire au contrôle de l'Etat aux dépens des besoins immédiats de la société et aux dépens de la transition démocratique». Complot Au-delà du mal du pouvoir, il y a chez les Tunisiens un malaise aux raisons diffuses ; une inquiétude presque idéologique. Les réseaux sociaux et les médias électroniques aidant, jamais les livres, les articles de presse, les vidéos fuitées, et les déclarations de responsables remettant en question des certitudes et trahissant des bribes de complots n'ont eu autant de résonance populaire... Et si tout n'était que complot et scénarios préconçus : la révolution, la montée au pouvoir des islamistes, la polémique sur l'identité, les lourdeurs de l'ANC, les guérillas du Mont Chaâmbi, le prolongement de l'état d'urgence... ? Les Tunisiens n'ont jamais été aussi suspicieux. Mais alors d'où vient ce doute et que nous en coûte-t-il ? Fidèle à l'Histoire, Adel Ltifi est intransigeant : «La théorie du complot est une forme d'oisiveté intellectuelle. La révolution tunisienne est bel et bien l'aboutissement d'une dynamique sociale interne qui s'est conjuguée à un contexte planétaire défavorable aux dictatures... Dire que l'Occident via le Qatar a mobilisé les Tunisiens contre Ben Ali est une façon de déprécier la société tunisienne...». Miroir Le psychanalyste tempère: il y a toujours des manipulations et des gens qui complotent. Mais cela ne touche pas au processus. Il y a quelque chose de certain dans la révolution. «Libération de la parole, expérience du dévisagement traumatique, narcissisme éclaté, désagrégation de l'unité, nouveau reflet de nous-mêmes, de nos divergences, nos divisions...». Saisissant dans la chute de Ben Ali et l'effacement de l'image du despote un enjeu narcissique, Fethi Benslama raconte l'éclatement du grand miroir politique en une multiplicité de miroirs et de narcisses. «Ce foisonnement est en lui-même, source d'incertitudes et de suspicion, mais il est positif. Il cristallise une forme de vie démocratique. On dépasse la négativité du Narcisse absolu. On passe de la communauté à la société... Preuve qu'une révolution est en cours, quelle qu'en soit l'issue». Le psychanalyste esquisse quelques sorties : «Recommencer à rétablir le lien d'identification... Arrêter le discours clivant entre sur-musulmans et sous-musulmans, entre laïcs et rétrogrades... Cesser de s'infliger des blessures... Prendre notre réalité comme nous l'offre le grand miroir politique... Désormais, notre réalité n'est plus camouflée».