L'autodidacte s'affirme, dès le début des années 1970, en tant que vedette incontestable de la chanson populaire. A son actif, plus de 580 chansons. Vous êtes dit chanteur populaire, mais ce n'est ni dans le style bédouin ni dans le mézoued. Comment qualifiez-vous votre genre ? J'ai toujours qualifié mon style d'intégré, c'est-à-dire qu'il réunit tous les genres populaires mais dans une orchestration à l'orientale (instruments à cordes). Disons que c'est un populaire citadin, par opposition à bédouin, sachant que l'âme tunisienne y est très prononcée. Malgré tout votre succès, vous êtes resté une vedette (très) locale... C'est faux. J'ai sillonné le monde grâce à mes chansons, et j'ai plus d'une fois représenté mon pays dans maints pays européens et surtout dans le monde arabe, excepté l'Egypte. Qu'avez-vous donné à la scène artistique, et que vous a-t-elle donné, elle, en retour ? J'ai donné ma vie entière à la scène artistique et plus de 600 chansons. Elle, en revanche, ne m'a rien donné. Néanmoins, je dois tout à mon public. Il m'a donné de l'amour, il apprécie ce que je fais, c'est largement suffisant pour moi. Et d'après vous, pourquoi est-ce que la scène artistique, ou les décideurs, ne vous ont jamais rien donné ? Je dois dire qu'en partie, c'est un peu de ma faute. Je ne demande jamais rien, je ne sollicite personne pour m'octroyer tel ou tel service ou privilège. Si le ministère de la Culture ne m'a jamais rien donné, c'est simplement parce que je ne marche pas dans des scénarios de dessous-de-table. Je n'ai pas besoin de la subvention du ministère, je me suffis à moi-même ; je suis très bien comme ça. Pour l'opinion publique, vous êtes resté une vedette des salles des fêtes... Mais quelle fierté pour moi !... C'est la preuve incontestable que c'est le public qui me demande. J'en suis ravi, j'en suis flatté. Je ne demande rien de plus. Je ne frappe pas à la porte des autres pour pouvoir travailler, ce sont les autres qui viennent vers moi. J'adore mon public ! Vous avez côtoyé la génération des grands maîtres de la chanson tunisienne : que vous a-t-elle appris ? La maîtrise des modes tunisiens et orientaux, l'amour de l'autre, le respect du public, la courtoisie; j'appelais chacun d'eux ‘‘Sidi''. Que pensez-vous de la génération d'artistes apparus à partir de 1981 ? C'est une génération qui a bien donné au début, mais qui s'est essoufflée un peu plus tard ; elle a versé alors dans le mézoued, c'est lamentable ! Privilégier les modes tunisiens, admettre les modes orientaux: la polémique n'en finit pas... Je ne vois qu'un seul artiste qui ait réussi haut la main dans les modes tunisiens, car c'est un génie sans égal : Ali Riahi. Par ailleurs, il importe de savoir que les classiques tunisiens sont plutôt l'œuvre des juifs tunisiens. Comment voyez-vous la scène artistique aujourd'hui ? Désordonnée, désorganisée, et il n'y a plus rien à faire. Ce sont les artistes tunisiens eux-mêmes qui l'ont mise dans cet état. Tout le monde chante oriental et mézoued. Alors, oriental pour oriental, mieux vaut s'adresser à un vrai chanteur oriental, et c'est le cas de Ragheb Allama devenu omniprésent chez nous, dans les hôtels comme dans les grands restaurants, avec même un cachet qui reste un rêve pour les vedettes tunisiennes. Il ne reste plus qu'à lui accorder la nationalité tunisienne... Il paraît que dans des cercles très privés, vous chantez Oum Kolthoum et Abdelwaheb... Sûrement ! Je ne suis pas insensible à la musique orientale, j'aime beaucoup. Mais je ne m'autorise pas à chanter oriental en public. A travers moi, mon public ne cherche ni Abdelwaheb ni Férid, mais Kacem Kéfi avec cette voix écorchée dont m'a gratifié le Créateur.