Dans le dossier Hached remis par le président français François Hollande à la famille du leader syndicaliste, un document lève le voile sur un lourd secret. Les services de renseignements français (Sdece) sont impliqués dans l'assassinat du 5 décembre 1952. Tunis. Télégramme du 16 mai 1952. Envoyé à18h27. Reçu à 23h40 « Tous ceux qui connaissent les affaires tunisiennes associent dans la même responsabilité et dans une action commune Bourguiba et Farhat Ached. Je crois donc devoir poser nettement au gouvernement la question de savoir si nous devons nous laisser déborder par le second après avoir jugulé le premier. Pour moi, mon opinion est faite : seule l'annihilation de Farhat Ached permettra d'avoir le calme...». C'est sur ces mots sans ambiguïté aucune, durs et fermes, que le résident général Jean de Hauteclocque conclut un long télégramme «très urgent», destiné à son ministre des Affaires étrangères. Il y insiste sur le danger que représente pour la France le secrétaire général de l'Ugtt, qui «compte des appuis puissants parmi les syndicats américains et dispose de véritables troupes de choc du Néo-Destour», écrit-il. D'après ce document jauni par le profond silence de la confidentialité absolue, la décision d'assassiner le leader syndicaliste, resté seul à Tunis pour organiser la résistance au moment où Bourguiba et tous ses compagnons sont emprisonnés ou déportés dans le sud du pays en cette époque de couvre-feu et de durcissement du régime colonial*, remontait à sept mois avant la date fatidique. Celle du 5 décembre 1952. La machine à tuer se met dès lors en branle... Un document sous embargo depuis 1952 Voilà une des révélations des documents livrés par le président François Hollande à la famille Hached le 5 juillet dernier, lors de sa visite officielle en Tunisie. Ce n'est pourtant pas la plus importante pièce à charge sortie du dossier de l'assassinat, enfoui dans les tiroirs de la République française, entre les archives du Quai d'Orsay et celles du ministère de la Défense à Vincennes, et qui a subi un embargo de plus de soixante ans. Un lourd secret surgit d'une banale petite feuille déclassifiée du centre d'archives du ministère de la Défense mise sous scellé depuis juin 1952. Elle lève le voile sur l'implication des services de renseignements français dans l'attentat du 5 décembre ! Il s'agit d'un rapport du Sdece (Service de documentation extérieure et de lutte contre l'espionnage), ancêtre de la Dgse (direction générale de la sécurité extérieure) placé dans le temps sous le contrôle direct du président du Conseil, celui-ci était alors Antoine Pinay. Ce rapport révèle que, quelques jours avant le drame, une équipe du service actions du Sdece a été envoyée de Paris pour surveiller les faits et gestes de Farhat Hached. Une information clé pour son fils Nouredine, historien, ancien diplomate et président de la Fondation Farhat Hached. Elle confirme son hypothèse formulée ces dernières années sur l'assassinat de son père, quand de petites lucarnes d'archives officielles se sont ouvertes à lui au gré de ses amitiés de diplomate avec des hauts cadres français. L'hypothèse du crime d'Etat. La Main rouge, une couverture pour le Sdece Partent en fumée alors toutes ces histoires, ayant bercé la mémoire collective des Tunisiens, autour de la Main rouge. Une organisation française, comparable à une milice, composée entre autres de policiers et de colons purs et durs, accusée d'avoir abattu Hached. Tout porte à croire que la «marque» Main rouge ait servi de couverture aux agents du Sdece. Et d'ailleurs pour continuer à semer de fausses pistes, la propagande officielle a diversifié les scénarios sur l'assassinat, montés de toutes pièces par ses services bien avant le 5 décembre : un complot communiste, un règlement de compte du palais beylical... Mais la rumeur la plus persistante tournait autour de la « compromission destourienne afin d'éliminer un rival de Bourguiba ». Les documents du Quai d'Orsay et de Vincennes démentent cette intox, largement instrumentalisée, des années durant, par les ennemis du président Bourguiba. Or, si complicités tunisiennes il y a eu, elles proviennent plutôt du côté du grand vizir, Slah Eddine Baccouche. L'homme est nommé par de Hauteclocque en remplacement de Mhamed Chenik, destitué le 26 mars 1952 et expédié avec tout son gouvernement, jugé «trop nationaliste», à Remada, dans le sud du pays. Totalement acquis à la colonisation, le wazir Al Akbar ne cesse de présenter les cautions de sa fidélité au résident général. La preuve par le document. Tunis. Télégramme du 13 juin 1952. 12h00. Reçu à 15h35 «Au cours d'une visite que vient de me faire M. Baccouche, il m'a fait part des doléances et appréhensions qu'inspirent au ministre tunisien les attitudes du bey signalées par nos télégrammes 1053 et 1063. L'inspirateur de ce raidissement serait Farhat Ached(...). M. Baccouche a insisté sur le grand intérêt qu'il y aurait pour l'efficacité de notre action, pour la tranquillité du ministère tunisien et pour la pacification des esprits à mettre fin à cette action néfaste. Il m'a demandé de prendre à l'encontre de Farhat Ached une mesure d'éloignement administratif...», écrit de Hauteclocque au Quai d'Orsay. Jusqu'à quel point Slaheddine Baccouche était-il dans le secret des dieux, lui qui a monté par ses notes et ses correspondances le résident général contre le syndicaliste nationaliste? Connaissait-il la date et l'identité des exécutants ? A-t-il précipité le moment du meurtre en alertant une semaine avant le 5 décembre de Hauteclocque à propos d'un présumé coup d'Etat que préparerait Hached pendant la cérémonie du sceau (signature des nouveaux décrets) au palais beylical le 4 décembre 1952 ? Les archives mises par Hollande à la disposition de la famille du leader syndicaliste ne le disent pas... Le président Hollande a-t-il tout donné ? Comme dans tous les crimes d'Etat, les documents officiels se taisent sur des pièces maîtresses du puzzle, à savoir la chaîne des responsabilités. Qui a donné l'ordre de tuer ? Qui l'a signé ? Le président du Conseil, Antoine Pinay, a-t-il donné son accord pour abattre Hached? Et le président de la République était-il au courant ? Qui a tracé la stratégie du meurtre ? Qui a géré et manipulé les données qui sont sorties de l'enquête judiciaire ? En 1955, le juge Soulé, chargé de l'affaire, décide de clore le dossier sans avoir identifié les coupables. Malgré l'immense émotion que la disparition violente du chef de l'Ugtt a provoquée en Tunisie, pour le pays nouvellement indépendant, la question Hached ne fait pas partie des affaires prioritaires du gouvernement. Il a fallu attendre l'année 2013 pour qu'une requête officielle introduite par Hassine Abassi, secrétaire général de l'Ugtt soit présentée à l'Etat français pour exiger que la vérité soit faite sur une des plus sombres pages de l'histoire de la colonisation française en terre maghrébine. Mais le président Hollande a-t-il vraiment tout donné à la famille ? Et pouvait-il faire autrement ? L'Etat a ses règles et ses raisons, rigides et sourdes aux blessures humaines encore ouvertes... Noureddine Hached semble persuadé qu'il reste encore des traces à déterrer du côté de Vincennes : «Ceci est un travail d'archéologue, les faits se reconstituent par le tesson de la bouteille, pièce par pièce, sur le long terme. Mes maîtres à la Sorbonne me l'ont appris : la vérité sur l'histoire commence 100 ans après les évènements, lorsque les protagonistes auront disparu... Le travail de recherche continue. Il aura désormais pour cadre la Fondation Hached». Et pourtant, le fils, de par ses journées passées ces quarante années dans les centres d'archives du monde à pister le moindre document sur son père, sait que le Sdece disposait également d'équipes spéciales pour détruire les traces les plus compromettantes de ses missions. On les appelait «les effaceurs»... ———————— * La confrontation entre le régime colonial et les militants du mouvement nationaliste éclate à la suite de la note du 15 décembre 1951 du gouvernement français. Cette note arrête le processus de négociation entre le gouvernement français et le ministre Chenik. Le 18 janvier 1952, Bourguiba et 150 destouriens sont emprisonnés au sud. La note du 15 décembre signe le déclenchement de la lutte armée en Tunisie.