Avec la création de la «Ligue de protection du citoyen et du pays», l'on se demande si les Tunisiens n'ont pas perdu définitivement confiance en l'autorité de l'Etat «Le grand cafouillage» continue de plus belle. Après la prolifération des commissions qui discutent de tout et de rien sans aboutir à rien de concret au grand dam des citoyens qui n'attendent plus rien de leurs «élites» de gauche ou de droite, voici que la rue décide de se prendre en charge, d'assurer sa propre sécurité et de prendre les devants estimant que l'Etat n'est plus à même d'assumer sa mission initiale, celle de protéger le Tunisien contre toute forme d'abus ou de violence. Et comme tout extrémisme entraîne irrémédiablement un autre extrémisme et comme l'Etat a fermé l'œil sur les actions arbitraires des Ligues de protection de la révolution (LPR), l'on s'est trouvé face à un nouveau phénomène de société qui commence à toucher l'ensemble du pays. Il s'agit de la «Ligue de protection du citoyen et du pays» (Lpcp), une initiative pilotée par un certain Marwane Mestiri connu sous le sobriquet «prince» qui vient de déclarer que son action «constitue une initiative citoyenne ayant pour objectif principal de combattre les abus commis par les LPR, de mettre un terme à leur interventionnisme inacceptable dans la vie des Tunisiens et de contribuer à instaurer la sécurité et la tranquilité en l'absence des institutions sécuritaires qui rechignent à accomplir leur mission invoquant plusieurs prétextes». Et le fondateur de la Lpcp de souligner que son initiative «a suscité l'adhésion de plusieurs catégories de citoyens, y compris des universitaires et des femmes, et que déjà 24 ligues régionales sont implantées dans les 24 gouvernorats du pays». Des brigands responsables malgré eux Un phénomène nouveau qui invite la société civile, à travers ses différentes associations, les experts et les sociologues à un effort de réflexion sur les dessous et les enjeux qui se cachent derrière cette nouvelle donne que certains qualifient déjà «de réaction logique et attendue de la part du pays profond qui n'attend plus rien de l'Etat et a pris la résolution de se sécuriser par ses propres moyens grâce précisément à ces brigands qui sont devenus des brigands responsables face à l'absence active de l'Etat, des partis politiques et des associations de la société civile». Pour le sociologue Khalil Zammiti, «depuis la révolution, les gens croient que tout est désormais permis. Malheureusement, avec le gouvernement de la Troïka, les pratiques de l'ancien régime n'ont pas disparu puisqu'elles ont pris de nouvelles formes. Aujourd'hui, c'est Ennahdha qui a remplacé le RCD défunt et ce sont les activistes au sein des LPR qui gèrent les affaires quotidiennes du citoyen et gare à ceux qui s'opposent à leurs interventions dans la vie quotidienne des gens. Qu'est ce que les intellectuels ou les militants de la société civile peuvent faire face à cette nouvelle donne ? Il est légitime de se poser la question. Toutefois, la réponse, toute prête d'ailleurs, ne peut mener à rien de concret puisque ces éveilleurs de conscience ou conseillers malgré eux disposent de moyens d'action très limités ou carrément dérisoires». «Pis encore, ajoute-t-il, les Tunisiens ont compris qu'ils n'ont rien à attendre de leurs élites politiques ou civiles qui ont démontré que leur unique objectif est d'accéder au pouvoir». Il faut compter sur soi De son côté, Noureddine Ennaifer, universitaire et expert en systèmes de sécurité pense qu'il existe quatre facteurs derrière la prolifération de ces ligues prétendant assurer la sécurité et la quiétude du citoyen. «D'abord, l'insécurité nocturne qui a pris des proportions alarmantes. Ensuite, une certitude qu'il n'y aura pas de solution politique dans un proche avenir et les gens penchent vers la solution de compter sur eux-mêmes. Enfin, la décomposition continue de l'autorité de l'Etat dans la mesure où la violence n'est plus l'apanage exclusif de l'Etat. Un quatrième facteur à souligner également c'est que tout extrémisme entraîne inévitablement un autre extrémisme. Hier, ce sont les LPR qui faisaient la loi. Aujourd'hui, c'est la Lpcp qui prend le relais». Le Pr Ennaifer précise, sur un autre plan, que «le retard qu'a pris l'adoption de la Constitution et les tiraillements quotidiens entre les partis politiques dans l'opposition et au pouvoir et les écarts de langage ont fait que la souveraineté se trouve aujourd'hui bafouée. Pour sortir de cette crise, il faut interdire toute forme de pouvoir parallèle, établir un agenda clair sur les dates d'adoption de la Constitution et de l'organisation des élections présidentielle, législatives et municipales et instaurer un climat de concorde d'un projet de salut public fondé essentiellement sur la formation d'un gouvernement de technocrates d'ici la tenue des élections». «Les partis politiques sont également appelés à produire un discours décent et à adopter un comportement responsable face aux problèmes quotidiens du citoyen qui risque de devenir partisan de n'importe quelle milice dans l'objectif d'arracher ses droits qu'il estime bafoués», conclut-il. Une résultante logique du laxisme de l'Etat «L'Etat a laissé sévir les ligues de protection de la révolution malgré les preuves de leur implications dans la violence. Et voici les résultats de ce comportement inadmissible. L'apparition de la ligue pilotée par «prince» est la résultante logique de ce laxisme. Et aujourd'hui, la voie de l'extrémisme se trouve ouverte à tous les excès. Ainsi, en est-il de la menace des forces de police de s'abstenir de sécuriser les galas que donneront les rappeurs dans le cadres des festivals d'été. Ces artistes seront-ils obligés de recourir à leurs propres moyens pour assurer leur propre sécurité» renchérit Mokhtar Trifi, président d'honneur de la Ligue des droits de l'Homme. «Pour moi il n'est pas question que ces ligues continuent à agir à leur guise. Il est temps que l'Etat assume ses responsabilités et applique la loi avec rigueur, y compris à l'encontre de certains parmi les forces de sécurité qui donnent l'impression par leurs déclarations qu'ils ne comprennent pas la nature et les exigences de leur profession», ajoute-t-il encore. «La ligue des droits de l'Homme est invitée, elle aussi, à agir sur le terrain en imaginant une forme de partenariat avec le ministère de l'Intérieur et avec les syndicats des forces de l'ordre en vue de mettre un terme aux dérapages des uns et des autres et afin que cette logique d'incompréhension soit éradiquée à jamais», indique encore Mokhtar Trifi.