Dès les deux premiers chapitres, consacrés à Bourguiba et à Ben Ali, le ton est donné : «Il faut sauver la Tunisie de l'islamisme dont les fondements sectaires sont incompatibles avec la démocratie». D'abord Bourguiba, et ce point à son actif : «Le secret de Bourguiba résida dans sa capacité à convaincre l'élite de l'époque, comme les franges conservatrices de la société, de miser sur la modernité en leur faisant lâcher assez de lest conservateur pour que son projet devienne viable». Puis ce point à son débit, que l'auteur qualifie d'erreur de jugement : «Bourguiba a sous-estimé le courant conservateur que représentaient la Zitouna et son flux de diplômés (...) et avait parié sur la dissolution de la Zitouna, appelée à devenir une curiosité archaïque (...) Ces conservateurs se sentent insultés par les propos du président qui les accuse de manquer de patriotisme, d'avoir misé sur le passé et de vivre dans les ténèbres. Les Zitouniens se retrouvent de plus en plus dans les propos des Frères musulmans, reprennent confiance et se réunissent dans les mosquées». Avec l'âge et la maladie du Combattant suprême, certaines choses se cristallisent : «On distingue alors deux sortes de prétendants au trône. Les islamistes qui, dès 1972, s'emploient à asseoir leur base, s'élargissent à toutes les couches sociales. Aux Zitouniens se joignent les familles traditionnelles du sud et les étudiants. La Révolution iranienne de 1979 fournit aux islamistes tunisiens plate-forme idéologique et munitions rhétoriques ; ils finissent par se structurer et forment en juin 1981 le Mouvement de la tendance islamique sous le leadership de Rached Ghannouchi». Mais arrive, contre toute attente, Ben Ali au pouvoir : « ... il lui est apparu évident que les islamistes voulaient le pouvoir et que leur réseau devenait si dense et si riche qu'il présentait un véritable danger pour le système. Méticuleux et pragmatique, Ben Ali a su traquer et démanteler les réseaux islamistes, il a poursuivi à sa manière sa politique de tolérance zéro... ». On connaît la suite concernant le règne de Ben Ali et toutes les malversations commises par son entourage mafieux. Et ce, jusqu'à la révolution du 14 janvier 2011... La force d'Ennahdha A ce stade (la révolution tunisienne), l'auteur semble ébloui par ce qu'il qualifie d'«exception tunisienne», c'est-à-dire la capacité qu'a le pays à se relever après chaque coup. Il rappelle au début de l'ouvrage que « le dernier duel fut la lutte menée par les Amazighs contre les Byzantins qui finirent par se replier et quitter les lieux, traçant ainsi les nouveaux contours de la Tunisie arabo-musulmane» ; il rappelle encore qu'«... après les massacres perpétrés par des hordes hilaliennes, la Tunisie se relève ensuite avec la dynastie des Hafsides, établie en 1236, qui choisit Tunis pour capitale». Sauf que le retour en force sur la scène politique des islamistes n'était pas, lui, prévisible, ou très peu. Selon l'auteur, la force d'Ennahdha se résume en trois points essentiels. D'abord, le financement : «Ce parti dispose de plus de fonds et gère plus de ressources financières que tous les autres partis réunis ; certains observateurs estiment que ce parti est devenu financièrement plus puissant que l'Etat en termes de liquidités et d'accès aux dons et aux facilités, notamment de l'étranger». Ensuite, la tactique : «Ennahdha a toujours mené de pair action politique et action sociale ; ce parti a maîtrisé bien avant Obama l'art de la proximité et a tissé sa toile dans toutes les mosquées du pays. C'est à cette technique que la formation doit l'incroyable densité de son réseau, dans les zones tant rurales qu'urbaines, parmi les fonctionnaires et au sein des professions libérales, en Tunisie et au sein de la diaspora ». Enfin, la méthode : «Ennahdha a adopté un message simple : obéir à Dieu, promouvoir l'intégrité et la lutte contre la corruption. Emploi, amélioration des conditions de vie, bien-être matériel suivront automatiquement. Le message est séduisant, noble et fédérateur (...) Ainsi, durant la campagne pour l'élection de l'ANC, aucun parti n'a abordé ces thèmes vraiment chers à l'électorat, mais Ennahdha a réussi à faire de l'intégrité, de la pureté, de la confiance et même de l'islam son fonds de commerce». L'avertissement ! En fin de l'ouvrage, l'auteur dresse un bilan social et surtout économique de la Tunisie post-révolutionnaire, un bilan, on s'en doute, très loin d'être reluisant. Par conséquent, l'auteur adresse un avertissement retentissant : «La relance économique dépend d'un double préalable, institutionnel et sécuritaire. Les touristes ne reviendront pas tant que les opposants politiques seront assassinés, les drapeaux français et américain brûlés aux cris de ‘‘France dehors !'' ou ‘‘Nous sommes tous des Ben Laden !'', tant que les mausolées seront incendiés, les cimetières juifs saccagés comme au Kef et à Sousse, et que les salafistes défileront comme ils l'ont fait dans les rues de la ville de Kasserine pour célébrer l'explosion de leurs mines, et tant que l'horrible et sauvage acte de l'excision sera réduit à un simple ‘‘geste esthétique''... ». Mais maintenant ? Alors, voilà : un mois et demi après la sortie de cet ouvrage, et six mois après l'assassinat inqualifiable de Chokri Belaïd, la Tunisie a enterré samedi dernier encore un député opposant tué par 14 balles (allusion au... 14 janvier ?) en la personne du regretté Mohamed Brahmi !... On a bien envie de croire encore en l'exception tunisienne. Mais jusqu'où le pays pourrait encore résister et se relever. Car, au fond, et à regarder les choses de très près, on va constater avec beaucoup de consternation qu'il n'y a, côté officiel, que des discours, des écrits et rien de concret. Rien. Les seuls qui font la une malheureuse sont les ennemis de la Tunisie, des libertés et de la démocratie. Aujourd'hui, il y en a vraiment marre des discours, des écrits, des slogans, des manifestations, des sit-in, des grèves et de tout ce cinéma. Maintenant, il s'agit d'agir et au plus vite. Si tant est qu'il y ait des Hommes en mesure d'agir et de mettre un terme à ce chaos que nous vivons au quotidien. (*) Edition Fayard, 194 pages