Voilà que cette scène devient de plus en plus une mise en scène, une chorégraphie pour les bras qui s'agitent en chorale, un théâtre pour l'expression de l'audace et la colère populaires, un opéra pour le refrain le plus légendaire : «dégage». A chaque moment fort de la révolution tunisienne, le public s'est retrouvé face aux images de tel événement ou de tel autre; des images en mouvement et d'un format précis : la vidéo. Une des plus célèbres séquences, qui se renouvelle sans cesse, de l'avenue Bourguiba au Bardo, en passant par La Kasbah -pour n'en rester qu'à Tunis- est celle où la foule crie «dégage». Quel rôle pour les vidéos d'«amateur» ? Muni de son appareil, le public qui assiste aux manifestations, qui participe au soulèvement, prend en même temps part à la diffusion des images y afférentes, derrière l'objectif de sa caméra. S'agit-il de création? Le citoyen ne filme-t-il pas les situations de son propre point de vue? On parlera parfois même de mise en scène, concernant certaines séquences... Ou bien est-il question de journalisme citoyen, où l'individu passe du rôle de récepteur à celui de diffuseur à part entière? Même s'il n'est pas ici question de classer tel auteur dans une catégorie déterminée, nous pencherions pour cette deuxième supposition. Converti en auteur/consommateur potentiel d'images, le peuple tunisien assiste aux événements sur son écran de téléphone, son appareil photo, comme devant l'interface de son ordinateur. La révolution tunisienne n'a-t-elle pas été portée au monde pour s'être appuyée sur les nouvelles technologies, les nouvelles images, notamment postées sur les réseaux sociaux et les sites Web de l'Information ? Aussi, peut-on sereinement avancer qu'une des armes du soulèvement en Tunisie a, justement, été le dispositif de la vidéo. De même, le peuple tunisien a pu voir et revoir des images d'actualité, devenues des plus célèbres. C'est comme si, à effet inverse, les vidéos anonymes s'étaient «officialisées» en étant sélectionnées, puis diffusées sur antenne. C'est là qu'on peut parler de contribution journalistique citoyenne, un procédé médiatique contemporain, qui autorise tout un chacun à contribuer à l'Information avec, certes, le risque de trucage de certaines images. Des séquences filmées ont même inspiré des cinéastes, qui ont monté des films puisant dans le direct et grâce au recours à la caméra épaule, en usage dans ces séquences. A chaque fois, des scènes et des sons «impersonnels» auraient pu passer inaperçus dans le flux des images que l'on ne cesse de voir. Qu'ont-ils de si particulier pour rester dans la mémoire collective? Cela tient-il uniquement du fait qu'ils participent à une lutte que mène le peuple pour son émancipation la plus complète ? Quelles images retient-on ? La photojournaliste et sociologue de l'image, Gisèle Freund, affirme que «c'est toujours l'image fixe et non l'image en mouvement qui demeure gravée dans l'esprit, devenant à tout jamais une part de notre mémoire collective». Mais cela semble nuancé si l'on pense à certains exemples d'images animées, telle la célèbre séquence filmée face au ministère de l'Intérieur le 14 janvier 2011. Il suffit de mentionner cette scène pour que chaque individu, ayant connaissance de la révolution tunisienne, se souvienne de son contenu. Quel souvenir cela nous invoque-t-il, en tant qu'«image dans notre tête», comme le disait le critique Serge Daney? Une caméra placée à hauteur d'homme filme le peuple de dos, de face, ou de profil, pointant en arrière-plan le ministère de l'Intérieur. Nul n'oublie les mains tremblantes qui ont manifesté le ras-le-bol (et qui l'ont filmé), le fourmillement des femmes présentes parmi les hommes, le son du chœur criant de toute ses forces : «dégage!». Voici les images de notre imaginaire, des (les) plus célèbres de la révolution. On ne retient pas une image fixe cette fois-ci, mais des bras en mouvement, et surtout un son, un cri, un ordre donné par le peuple sur un ton des plus aigris, un symbole de la liberté qui (a) fait frissonner les millions qui l'ont visionné. Cela était il y a maintenant plus de deux ans, et voilà que cette scène devient de plus en plus une mise en scène, une chorégraphie pour les bras qui s'agitent en chorale, un théâtre pour l'expression de l'audace et la colère populaires, un opéra pour le refrain le plus légendaire : «dégage». Un cliché de la révolution tunisienne Ce qui a menacé cet acte de résistance depuis son avènement, c'est le risque de sombrer dans le cliché. En art, le cliché est un outil à dépasser pour aller au cœur de telle quête ou de telle autre. L'art peut se servir, à juste titre, du stéréotype pour mieux le dépasser. Parmi les images issues de la révolte tunisienne, on pourrait évoquer le cliché du martyr ensanglanté montré de face et superposé aux musiques les plus tristes. Il peut s'agir de la sublimation de l'être-héros auquel on associe la révolution dans son intégralité, comme ce fut le cas de Bouazizi au début du soulèvement. Mais pour revenir à notre exemple, la vidéo «dégage», cet assemblement de la masse n'est-il pas devenu le stéréotype de la Révolution du jasmin, de sorte qu'à chaque événement, l'on ne résiste pas à le reproduire, tel un chanteur en concert qui s'impatiente de chanter son titre phare? Quand on vous dit que le peuple tunisien est amateur d'art, lorsqu'il n'est pas artiste ! L'on se demande, alors, pourquoi nous cherchons à multiplier cette chorégraphie populaire, de moins en moins improvisée. N'est-ce pas-là la preuve d'une soif, d'un certain épuisement, qui voudraient que cette mise en scène, ce cri de détresse, «dégage», devienne le coup de baguette magique pour faire disparaître les grands méchants loups!