Ancien reporter au journal La Presse jusqu'à la fin des années 80, Rachida Enneifer enseigne aujourd'hui le droit constitutionnel à la Faculté des sciences juridiques Pourquoi donc un journaliste ne doit-il pas faire l'objet de poursuites pénales pour ses opinions, ses analyses ou ses investigations? Le droit pénal correspond à l'une des prérogatives principales de la puissance publique qui consiste à déterminer les limites aux libertés individuelles. Or, lorsqu'un journaliste exerce son métier d'informer, il ne met pas en pratique une liberté individuelle. Il remplit une mission d'intérêt général, surtout dans nos sociétés modernes où l'individu a de plus en plus besoin d'informations pour pouvoir vivre, choisir et participer. Il arrive que le journaliste se trompe, mais il s'agit d'une erreur d'appréciation davantage que d'une volonté de nuire. C'est pour cela que les manquements, ou encore les dépassements commis par un journaliste relèvent la plupart du temps de la déontologie et tombent, s'il y a lieu, sous le coup d'une loi spéciale, comme c'est le cas des décrets-lois 115 et 116 du 2 novembre 2011. Les sanctions prévues par ces textes sont d'essence libérale dans la mesure où il n'est nullement question de peines d'emprisonnement. Pourquoi, à votre avis, dans l'affaire Zied El Heni n'a-t-on pas appliqué le décret-loi 115, qui protège la dignité et la liberté des journalistes tunisiens? Je pense que le décret-loi 115 et même le décret-loi 116 sont encore étrangers à la culture des hommes politiques qui sont au pouvoir, ainsi qu'à une bonne partie du corps judiciaire. Cette nouvelle culture démocratique a besoin de s'incruster non pas à coup de slogans mais par une éducation à tous les niveaux et à toutes les échelles. Combien de facultés et d'instituts dispensent pour le moment un cours de droit de la communication et combien de chercheurs se sont penchés sur le contenu des décrets-lois 115 et 116 ? Quant aux magistrats, combien sont-ils à se spécialiser en droit de l'information ? La consécration de la liberté de l'information demeurera un simple vœu pieux, tant que l'université ne participe pas activement à son édification et tant que la magistrature ne réalise pas son indépendance. Quant aux journalistes, ils ont encore devant eux de rudes batailles à engager. La plus importante reste bien évidemment, celle de gagner la confiance du grand public après de longues années de désaveu et de manque de crédibilité. A qui revient-il de réguler la liberté des journalistes? Le principe est l'autorégulation, car il s'agit du quatrième pouvoir et il ne saurait de ce fait être l'objet d'interférences, encore moins d'une mainmise des autres pouvoirs, que ce soit le législatif ou l'exécutif. Quant au pouvoir judiciaire, il lui appartient de veiller à la bonne application de la loi. Laquelle loi doit, dans une société démocratique, être garante des droits et des libertés dont le droit à l'information. Il ne faut pas perdre de vue que la liberté est un principe qui ne saurait souffrir d'exceptions que celles nécessaires à l'établissement d'une société démocratique. Les journalistes et les médias en général ont trop souffert dans le passé de la censure officielle et officieuse. La chute du régime de Ben Ali a été l'occasion pour eux de se réapproprier leur métier, confisqué pendant très longtemps par des politiques qui avaient pour seul souci d'asservir les médias pour réaliser leurs desseins obscurs, contre la volonté même du peuple qu'ils sont censés servir. Les journalistes sont les mieux à même de réguler la liberté d'information, conformément aux principes déontologiques qui régissent la profession.