Par Bady BEN NACEUR Dans ce titre, «La langue-mort», que j'emprunte à Jacques Dupin (*), dit bien qu'il s'agit de deux substantifs et non d'un adjectif à l'endroit de «mort», puisque le tiret, entre ces deux vocables, empêche la voyellation du «e». Il s'agit, ni plus ni moins, d'une «langue habitée par la mort» et, dans l'esprit de ce poète et sémiologue, proche de l'école Gilles Deleuze, d'«un dialogue inachevé entre la langue de l'enfant et celles des Mères, qu'une mère a porté». C'est un dialogue à «non-sens», à la syntaxe déchirée, à la ponctuation souvent rompue, à la multiplication des infinitifs, et, jusqu'aux borborygmes, et aux onomatopées. J'allais dire, comme ceux des singes. Les singes qui nous font des signes. Des singes qui nous singent aussi. Cet exemple, pour illustrer «la langue-mort» de nos gouvernants actuels, ou le dialogue inachevé, entre eux, et la «Mère-Tunisie» (le peuple, la société civile) est sans cesse plein d'anonnements et de balbutiements, de fracas et de calme, de bruits et de fureurs et, pour (hypocritement?), marquer une pause, à travers des signes de délicatesse et même d'amour. C'est cela, la langue habitée par la mort, «la langue-mort» celle, comme décrite par Jaques Dupin, de «La bouche outre-passée», du «babil ensanglanté» de l'infans (l'enfant). Nos gouvernants «outrepassent» le langage, déflorent la langue jusqu'à l'«ensanglantement» s'il le faut. Et ils ne veulent, en aucun cas, que leur progéniture sorte de leur espace embryonnaire. Qu'ils deviennent des singes à leur manière, sachant les imiter et même mieux. Nos gouvernants ont eu, sûrement, de graves problèmes, à l'origine de leur infans. C'est la raison pour laquelle d'ailleurs, ils ont cherché, vainement, à sacraliser leurs langues et, par à-coups leurs actes, en bannissant l'histoire même de ce pays avec ses rites anciens et ses élans de modernité. Ils ont tenté, en ce sens, de prendre la place, d'usurper la Mère-matrice Tunisie. Mais cette Mère-matrice avait, très tôt, compris la combine, un peu comme celle du Cheval de Troie et de l'Hélène. Elle a mis ses biens à l'abri. Porteuse de tous ses enfants, elle voudrait, maintenant, que tous ses enfants écrivent l'histoire autrement. C'est-à-dire, rompre avec la syntaxe sclérosée, devenir cette formidable «écume du récit», comme le souligne Dupin. Et c'est ce qui est advenu, depuis la révolution du 14 janvier. Car, en effet, après la langue de bois, voici l'ère de la langue bien pendue. Depuis trois ans, on ne sait plus la tenir cette langue et bien souvent, on la tire à qui mieux mieux. Langue de serpent chez les plus vieux qu'eux, elle devient ce beau et troublant «pèse-nerf». Langue de bœuf, elle fait sa beuglante sur tous les toits du pays. On n'a plus la langue dans sa poche et, d'ailleurs, il n'y a plus de poches. Plus rien à cacher. Et pourquoi vouloir encore mordre sa langue, la ravaler, alors qu'elle n'est faite que pour sortir de la bouche, mieux saliver l'organe buccal pour «huiler» le langage. On en arrive à croire par les temps qui courent que la langue-mort va céder sa place à la langue-vie. C'est une question de point de vue, car faut-il encore décarcasser cette vieille «langue habitée par la mort!». Et ce sera le combat de l'Eros contre le Thanatos. Attendons voir. (*) Jacques Dupin : De singes et de mouches, précédé de Les Mères - Ed. Fata Morgana (1983 et 1986)