Du 14 janvier 2011 au 23 octobre 2013, la Tunisie se raconte également à travers une chronologie de marches, de manifestations et de sit-in. Devant l'affaiblissement de ses institutions, «la rue» incarne pratiquement l'unique force avec laquelle l'Etat peut composer Avenue Bourguiba. En ce 16 mars 2013, la Tunisie célèbre le quarantième jour de l'assassinat politique de Chokri Belaïd. De retour du cimetière d'Al Jallaz, des milliers d'hommes et de femmes, rendant un nouvel hommage au « chahid » (martyr), viennent de lire la Fatiha (première sourate du Coran) sur la tombe du secrétaire général du Watad, abattu le 6 février devant son domicile à El Menzah VI. La foule, très dense, avec une grande assurance et une gestuelle qui indiquent sa force, celle de l'ici et maintenant, crie : « La voilà, la voilà, la vraie légitimité est là ! » (Ahya, Ahya Al chariya al hakikiya). Est-ce cette même foule tumultueuse, déterminée, passionnée, libertaire, émancipée du joug de la dictature et de sa machine répressive, qui a investi les rues de la ville le 14 janvier 2011 (scandant déjà « Ni peur, ni terreur, la rue appartient au peuple »), puis le 18 janvier (contre le RCD), puis lors des sit-in de La Kasbah I, le 23 janvier et de La Kasbah II, le 19 février ? Tunis devient une immense agora, des cercles de la parole politique se forment ici et là, notamment sur l'avenue Bourguiba. Très vite, quasi intuitivement, les Tunisiens se rendent compte que l'effondrement de l'ancien système dopait la rue d'une nouvelle vigueur, d'une autre légitimité. L'Etat s'affaiblissant à vue d'œil en cette période de transition démocratique, la rue occupe le terrain laissé vide par la disparition de plusieurs institutions. Elle incarne pratiquement l'unique force avec laquelle le pouvoir peut désormais composer... Ils revendiquent leur « droit aux droits » Après tant d'années de gestation, la rue accouche d'une société civile tunisienne, dont le cœur bat plutôt à gauche. Née indignée, elle est également réactive, inventive, pacifique, vigilante. « C'est une communauté de ras-le-bol. D'une spontanéité absolue. Et on nous parle de putsch et de complot ! Sphère de toutes les métamorphoses, la rue héberge les transformations des Tunisiens, leur nouvelle conscience politique. Ces Tunisiens sont en train d'apprendre qu'ils représentent de vrais acteurs que le jeu politique ne peut plus exclure. Un premier pas dans l'apprentissage de la démocratie. C'est dans la rue qu'ils revendiquent leur «droit aux droits», selon la formule de la philosophe Annah Arendt, explique l'historienne Kmar Bendana. Dressant une anthropologie de la rue, l'historienne compare une ville au quotidien sale, stressée, mal élevée, peu sécurisée à une autre en mode mobilisation protestataire, mixte, civilisée, intelligente, solidaire, spirituelle, colorée et vivace de ses drapeaux rouges, de ses chants et de ses graffitis. « Même les flics y sont sympas. Je suis sûre qu'on envoie les mieux notés », ajoute Kmar Bendana. Sur son parcours du combattant, la «Tunisie de la rue», se déployant à travers ses deux ailes (droite et gauche), croise nouveaux médias et réseaux sociaux. De précieux alliés ! Elle se nourrit du vent de liberté d'expression qui les sous-tend et profite pour y faire circuler ses idées, ses alertes, ses slogans, ses mots d'ordre et ses consignes de rassemblement. On organisera marches, sit-in et manifestations contre les «mauves», contre la violence, contre l'extrémisme, pour la laïcité, pour l'égalité des sexes, pour l'indépendance de la justice, pour les libertés, en soutien aux chômeurs, aux blessés de la révolution, aux journalistes et aux artistes, aux agents de la sécurité et aux militaires. Mais également en faveur de la chariâ, du sacré, des bénéficiaires de la loi d'amnistie générale, du gouvernement, de la légitimité électorale, de la loi d'immunisation de la révolution... Comme un volcan en éternelle éruption, la terre du 14 janvier 2011 bouillonne de revendications de tous bords. La preuve que le souffle révolutionnaire est en continuel recommencement. Le processus se poursuit... Sondages à ciel ouvert Il arrive que le pouvoir donne raison à la foule en retirant un projet de loi sur le sacré, ou sur la complémentarité hommes, femmes, en libérant un journaliste ou un artiste — Zied El Heni, Nasreddine Shili, Klay BBJ —, ou encore en activant, après une longue mobilisation des journalistes et de la société civile, un décret-loi (l'article 116) garantissant l'indépendance des médias audiovisuels publics. Le gouvernement scrute la rue, tel le plus crédible des sondages à ciel ouvert, tel le résultat d'un référendum populaire. La bipolarisation de la société tunisienne s'accentue après les élections du 23 octobre, où le parti islamiste Ennahdha sort vainqueur des urnes. Le taux des insatisfaits des performances gouvernementales ne cesse de grandir dans les sondages d'opinion révélant une incompatibilité d'humeur, de référentiel, de valeurs et de culture entre le pouvoir et une tranche de la société tunisienne dont la rue reste l'ultime recours. Une nécessité absolue. Mais rapidement les Ligues de protection de la révolution, ces milices proches du mouvement Ennahdha, sont lâchées dans la ville, agressant lors des manifestations journalistes, militants de l'opposition et allant jusqu'à attaquer les syndicalistes sur les lieux de leur propre siège, sis Place Mohamed-Ali le 4 décembre dernier. « Les évènements du 9 avril, l'affaire d'Al Abdelliya, les tirs à la chevrotine contre les jeunes de Siliana... En légitimant la violence, le pouvoir renforce la légitimité de la rue », soutient Kmar Bendana. Les funérailles de la colère La légitimité de la rue prend le dessus sur la légitimité électorale après le 23 octobre 2012 : le mandat d'une année pour finaliser la rédaction de la Constitution n'a pas été respecté. « La légitimité incarne un stock de confiance, qui s'érode lorsque les promesses électorales ne sont pas tenues », dira Azzem Mahjoub, universitaire et président de l'Association de recherche sur la démocratie et le développement. Dans son livre « Sauver la Tunisie » (Fayard 2013), Lotfi Maktouf, juriste et conseiller au FMI, va plus loin : « Les islamises ont ouvert la boîte de Pandore en voulant exercer le pouvoir au lieu de le construire. « Légitimité ! », interrompent-ils. Certes, mais celle-ci est viciée et pervertie car le mandat électoral a été obtenu sur la foi d'une mission précise et ensuite appliqué à une autre mission, parlementaire cette fois ». Les « Tunisiens de la rue » balancent entre ceux qui manifestent en soutien de l'ANC et ceux qui appellent à sa dissolution. « L'ANC représente une expression légale, mais de plus en plus délégitimée. Par contre, la rue s'avance comme légitime mais pas légale », souligne Larbi Chouikha, politologue. Ce qui contribue en fait à « délégitimer » l'Assemblée constituante tourne autour de la série noire vécue par les Tunisiens depuis la fin de l'année 2012 jusqu'au mois de juillet 2013. Trois assassinats politiques, dont celui du député Mohamed Brahmi, plongent le pays dans l'horreur. Un mai 68 qui s'étale dans le temps Les funérailles de Belaïd et de Brahmi, des funérailles de la colère, entraînent la descente spontanée de milliers de personnes dans la rue. Un sit-in du départ sur la place du Bardo est décrété par une soixantaine de députés de l'opposition, qui se sont retirés de l'ANC après la mort de Mohamed Brahmi devant son domicile à la Cité El Ghazala, à Tunis. « Notre voix et celle de Brahmi n'ont pas porté à l'intérieur de l'hémicycle où nos projets et propositions ont été dénigrés à multiples reprises, nous la minorité politique. Elles seront peut-être mieux entendues à l'extérieur. Désormais, nous ne nous référerons plus qu'à la rue, là où se trouvent nos électeurs », répéteront les députés sortants lors des grandes mobilisations du sit-in Errahil, les 4, 6 et 13 août. Mais pour Larbi Chouikha, il serait erroné de glorifier outre mesure « la rue » qui, pour les politologues occidentaux, est loin de porter une consistance politique, ni de représenter un concept bien défini. Car la menace d'anarchie pèse de tout son poids sur la rue si ses bruits et grondements ne sont pas circonstanciels. « La rue est un des multiples canaux d'expression des sociétés démocratiques. C'est vrai qu'en mai 68, les Français y ont recouru. Mais très vite leurs doléances ont pris la forme de lois et les institutions ont de nouveau joué leur rôle. En Tunisie, nous sommes en train de vivre un mai 68 qui s'étale dans le temps ». Un jour ou l'autre, lorsque ce cheminement transitoire, épuisant et si périlleux, aura pris fin, la rue cèdera la place à divers autres contre-pouvoirs bien plus structurés, les groupes de pression et les lobbys, une justice indépendante, des médias libres et professionnels, une police républicaine, une administration non partisane. Ce jour-là, beaucoup de personnes regretteront ces moments de transe quasi mystique, vécus dans la ferveur de la rue...