Par Abdelhamid GMATI «Moncef Marzouki est l'un des principaux militants à avoir fait face à la dictature». C'est ce qu'on apprend en lisant la page 285 du «Livre noir», publié cette semaine par les services de l'information de la présidence de la République. En douze pages de cet ouvrage, consacrées à sa carrière, on nous présente une image de supermilitant et grand opposant de l'actuel président provisoire de la République. Cela relève du travail de propagande d'un service d'information. C'est de bonne guerre. Le problème est qu'il est le seul à l'attester. Il y a une dizaine d'années, l'organisation Reporters sans frontières publiait un livre «Tunisie : le livre noir», préfacé par Gilles Perrault, et qui était «la lugubre chronique d'une dictature ordinaire, celle que fait peser le général-président Ben Ali sur un peuple épris de liberté. Elle rassemble les enquêtes conduites par des organisations de défense des droits de l'Homme jouissant d'une autorité incontestée dans le monde entier... un terrorisme d'Etat qui est décrit ici. Mobilisation de tous les organes du pouvoir au service du général-président Ben Ali, mise au pas de la justice et de la presse, torture institutionnalisée, agressions physiques, criminalisation des familles des opposants, intimidations répétées, morts plus que suspectes classées sans suite : c'est la litanie classique d'un régime despotique. On savait donc déjà les méfaits de la dictature sur le peuple tunisien et particulièrement sur les opposants, les véritables défenseurs des droits de l'Homme et sur les journalistes «mis au pas». N'y figure pas particulièrement Moncef Marzouki. Mais libre à lui de vouloir redorer son blason. Encore qu'il y a lieu de se demander si c'est le moment d'enclencher une campagne électorale alors que le pays se débat dans une crise multiforme destructrice. La polémique engendrée par le livre concerne essentiellement la publication d'une liste de 500 noms de personnalités diverses et principalement de journalistes, jetés en pâture, comme ayant servi le dictateur. Les faits cités sont probablement réels encore qu'il faille vérifier le contenu des archives, mais la manière tendancieuse et orientée de les présenter leur ôte toute crédibilité... Adnane Mansar, porte-parole de la présidence de la République, estime que « le «Livre noir» est une œuvre descriptive élaborée par des cadres administratifs et des archivistes relevant de la présidence de la République, à partir de données objectives et de faits palpables ». Et il promet une suite à ce pamphlet. Pour lui, «les critiques émanent de ceux qui ont quelque chose à se reprocher et appréhendent les révélations sur le rôle qu'ils avaient pu jouer en faveur de la dictature et du système oppressif. Il a invité les personnes s'estimant lésées à faire valoir leurs droits en justice, mais il a la certitude que tout ce qui a été rapporté dans ce livre est conforme à la réalité ». Est-ce le cas de Samir Dilou, ministre des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, qui a critiqué cet ouvrage ? Mansar y répond de belle manière: «La présidence de la République n'a pas à consulter Samir Dilou, ni son ministère ». Voilà qui est clair. Nous confierons à M. Mansar que nous connaissons beaucoup d'intellectuels (enseignants, chercheurs, avocats, journalistes...) qui n'ont jamais trempé dans les « combines » de Ben Ali et qui ont promptement dénoncé ce livre. En tout cas, de l'avis de tous les observateurs, ce dernier contient plusieurs violations des règles basiques des droits de l'Homme, de la justice et des lois. En principe, la consultation des archives est régie par des règlements précis qui n'ont pas été observés. Ce qu'on reproche aussi c'est la sélection qui a été faite. Plusieurs collaborateurs notoires de l'ex-dictateur n'ont pas été cités. La présentation elle-même du livre, confiée à une chaîne islamiste et à un journaliste notoirement connu pour son allégeance au dictateur et principalement à « la régente de Carthage », décrédibilise la publication. Il se trouve que plusieurs de ces personnes ont été récupérées par le pouvoir actuel et se trouvent aux côtés des gouvernants, y compris à la présidence de la République. Des nominations dans les médias publics en sont une belle illustration. Reste à se poser la question principale : quel est le but recherché ? La vérité ? Cette tâche n'incombe certainement pas à la présidence, elle relève de la justice. Alors ? Un règlement de comptes ? En fait, il s'agit tout simplement d'une punition, maladroite et contre-productive, infligée aux médias et aux journalistes qui ne chantent pas les louanges du pouvoir actuel. Régulièrement, les gouvernants attaquent les journalistes et les médias, les traitant de « médias de la honte ». Pourtant, ils se sont métamorphosés et exercent une liberté de presse chèrement acquise. Les gouvernants auraient dû être fiers d'être à la hauteur des objectifs de la révolution et d'avoir une presse libre. Au lieu de quoi, les nouveaux médias, nés après la révolution et qui se sont mis au service du pouvoir, sont, pour eux, les «meilleurs» : ils agissent comme cela se faisait au temps de la dictature, en louangeant le gouvernement et les partis de la Troïka et en s'en prenant aux opposants. En fin de compte, le livre de Marzouki est tout simplement un appel au retour des «médias de la honte». Etonnant et décevant de la part d'un «militant des droits de l'Homme».