Par Mehdi MAAZOUN L'impôt sur la propriété est considéré sur la scène internationale comme une exception française, puisque la quasi-totalité des pays ne taxent que les revenus et non le patrimoine. Et même les rares nations qui disposaient de ce type d'impôt l'ont purement et simplement abandonné. C'est notamment le cas de l'Allemagne qui a supprimé l'imposition des fortunes en 1997, le Danemark en 1997, la Suède en 2007 et l'Espagne en 2008. Tous ces pays ont compris que ce genre d'impôt ne favorise pas l'investissement et l'emploi, mais il provoque plutôt la fuite des hommes d'affaires riches vers d'autres pays plus cléments, générant ainsi une perte sur plusieurs plans. En effet, la recette fiscale diminue puisque ces personnes, devenues non résidentes fiscalement dans leurs pays d'origine, ne paient plus d'impôt, y compris celui basé sur le revenu qu'ils avaient l'habitude de payer avant leur départ fiscal. En plus, ces hommes d'affaires ne vont plus investir, créer des usines ou des projets dans leurs pays d'origine, causant une perte significative en matière d'investissements et d'emploi. En Tunisie, au lieu de s'inspirer des expériences et des échecs des autres nations, le projet de la loi de finances pour l'année 2014 prévoit la création d'un nouvel impôt annuel sur la fortune immobilière, en exceptant le logement principal, les terrains agricoles situés dans les zones agricoles (sur la base d'une attestation délivrée par les autorités compétentes), et les biens immobiliers exploités par leurs propriétaires pour leurs activités professionnelles (bureaux d'études, d'avocats, cabinets de médecins, usines...). Le projet de loi précise également que chacun des copropriétaires sera tenu de payer l'impôt en proportion de sa part et ce dans le cas où plusieurs personnes détiendraient un même bien immobilier. Toutefois, les copropriétaires seront solidaires pour le paiement de l'impôt dû. Côté taux et assiette, le projet reste muet et précise que l'assiette de l'impôt immobilier sera déterminée, par décret, selon des critères tenant compte de la surface et de la situation du bien immobilier ainsi que des services effectués par les collectivités locales. Le même décret devrait fixer les montants et les modalités de paiement de cet impôt sur la propriété immobilière. Une première interrogation concerne cette «délégation» donnée par le législateur au pouvoir exécutif pour fixer, comme bon lui semble, les taux et les assiettes d'un impôt, alors que le pouvoir législatif devrait être le seul organe censé légiférer en matière fiscale. D'ailleurs, la première version du projet de la loi de finances avait prévu un taux d'impôt annuel sur la fortune immobilière égale à 1,5 % sur la base des valeurs réelles des immeubles évaluées annuellement. Ce chiffre de 1,5 % n'est autre que le taux le plus élevé de «l'impôt de solidarité sur la fortune» (ISF), appliqué actuellement en France et frappant uniquement la tranche de fortune supérieure à dix millions d'euros. Il en découle que les rédacteurs du premier projet en Tunisie ont choisi un taux exorbitant, appliqué en France pour les très grosses fortunes, pour l'imposer en Tunisie à toutes les propriétés, y compris un simple studio valant quelques milliers de dinars. Suite aux premières réactions hostiles contre ce taux, il est subitement passé de 1,5% à 0,15%, soit une réduction de 90%. Cette «remise exceptionnelle» pourrait avoir été consentie pour calmer les esprits tout en visant d'instaurer le principe de l'impôt sur la fortune immobilière. Enfin, la dernière version, communiquée à l'Assemblée nationale constituante, a purement et simplement éliminé les taux et les modalités en prévoyant qu'ils seront fixés ultérieurement par un décret. L'exposé des motifs accompagnant le projet de la loi indique que «cette mesure est de nature à inciter les personnes disposant de capitaux et qui ont préféré investir dans l'acquisition de biens fonciers à s'orienter plutôt vers les secteurs productifs permettant le développement et la création d'emplois». N'importe quel lecteur averti et surtout connaisseur de l'expérience internationale peut facilement conclure le non-sens d'un tel argument. Une personne «fortunée» ayant l'expérience d'investir et même de spéculer dans le secteur immobilier ne va pas se transformer en patron d'usine industrielle ou en promoteur d'activité commerciale suite à la promulgation d'un impôt sur la fortune immobilière. Sa réaction sera plutôt un changement de sa résidence fiscale en dehors de la Tunisie et on retombera exactement dans le piège français. Rappelons dans ce cadre que l'impôt sur les fortunes, instauré par la gauche française, au début des années 80, juste après l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République française, a causé d'énormes dégâts à l'économie française, puisque des milliers de contribuables aisés ont quitté le territoire français pour s'installer à l'étranger afin de payer moins d'impôts, générant une fuite des capitaux et un manque à gagner important pour la France. Une mauvaise copie de la législation française Le projet tunisien d'impôt sur la fortune constitue une mauvaise copie de son homologue français, et ce, sur plusieurs points. En premier lieu, il ne prévoit pas un seuil à partir duquel une personne entre dans le champ d'application. Pour rappel, un Français disposant de plusieurs biens dont la valeur totale ne dépasse pas un million trois cent mille euros (soit l'équivalent de trois milliards de nos millimes) n'est même pas concerné par l'ISF. En deuxième lieu, le projet tunisien ignore les dettes rattachées aux biens immeubles et ne les déduit pas de l'assiette imposable. Or, l'ISF s'applique sur le montant du patrimoine net, après déduction des dettes telles que les crédits bancaires (en principal et en intérêts), les dettes fiscales (impôts fonciers, taxe d'habitation...). La conjugaison de ces deux points implique qu'un Tunisien, ayant acheté un appartement, valant par exemple 100.000 dinars, financé par des crédits bancaires le rendant endetté pendant des dizaines d'années, se trouve obligé de payer annuellement l'impôt sur la fortune immobilière basé sur la valeur réelle, sans même pouvoir déduire de cette base les dettes non encore remboursées provenant de l'acquisition de ce même appartement. Un impôt mal conçu et contre-productif L'application de ce projet impliquera une multitude de difficultés, notamment relatives à l'évaluation des biens immobiliers. Il revient au contribuable de déterminer seul la valeur de son patrimoine immobilier. Cette valeur ne correspond pas à celle de l'achat mais à la valeur actuelle estimée du bien sur le marché au moment de la déclaration. Or, même dans une seule localité, le prix du mètre carré du terrain varie considérablement, en fonction de l'emplacement exact, de l'accès, des voisins et surtout de la situation foncière (titre bleu, propriété dans l'indivision...). Le risque d'abus par les services de contrôles fiscaux demeure important, notamment dans un domaine aléatoire. Le fait de s'aligner sur d'autres contrats de vente de terrains pourrait fortement fausser les données réelles spécifiques à chaque parcelle de terrain. Par ailleurs, le projet de loi prévoit que les copropriétaires seront solidaires pour le paiement de l'impôt dû, bien qu'il énonce que chacun d'eux sera tenu de payer l'impôt en proportion de sa part. La solidarité créera en pratique d'énormes injustices. Imaginons un terrain, propriété en indivision de dizaines, voire de centaines de copropriétaires, qui l'ont hérité de leurs ascendants. L'administration fiscale pourrait exiger d'une seule personne de payer l'impôt sur la valeur de tout le terrain, au lieu et à la place de tous les autres. En théorie, il peut par la suite se retourner contre les autres copropriétaires, toutefois les chances de succès de cette solution seraient minimes et on voit-mal les autres copropriétaires lui rembourser leurs parts alors qu'ils ont déjà refusé de payer le fisc. Enfin, cet impôt frappera la propriété en absence de tout revenu préalablement encaissé par le contribuable. Il est donc contraire au principe élémentaire d'une imposition qui ne devra prélever une recette fiscale que d'une personne ayant réalisé un revenu. C'est le cas des textes fiscaux actuels qui prévoient un impôt sur les revenus fonciers en cas de location du bien immobilier, et un impôt sur la plus-value immobilière en cas de vente. Mais si le propriétaire n'en tire aucun revenu, la logique veut qu'il ne paie pas d'impôt. Conclusion L'impôt sur la fortune est injuste puisqu'il ne taxe pas des revenus gagnés mais il frappe annuellement la propriété des biens acquis grâce à des revenus déjà fiscalisés et imposés en amont, même dans le cas de transmissions et d'héritage. L'Etat tunisien, en voulant imposer la propriété immobilière, accélère la fuite des riches et tue la poule aux œufs d'or. En effet, tout capital ayant fui à l'étranger est perdu, alors qu'investi par des privés dans le circuit économique, il aurait permis de générer des revenus, des emplois, des impôts directs et indirects qui auraient alimenté les caisses de l'Etat. C'est principalement cette évidence économique qui a poussé quasiment tous les pays à ne pas instaurer cet impôt ou à l'abandonner pour ceux qui se sont hasardés à l'essayer. Ils ont tous compris qu'à terme, il coûte plus cher à la Nation qu'il ne lui rapporte et que ses conséquences néfastes sur l'économie dépassent de loin les recettes supposées être encaissées. Prions le Bon Dieu pour que l'Assemblée nationale constituante retienne la leçon des expériences des autres pays, en supprimant du projet de la loi de finances pour l'année 2014, l'impôt sur la fortune immobilière qui taxe la propriété et non le revenu, afin de s'aligner sur la position internationale.