Une réponse institutionnelle cinglante pour déloger Moncef Marzouki du statut de justicier solitaire auquel il aspire ? A l'issue d'une réunion tenue lundi dernier, le bureau de l'Assemblée constituante annonçait la convocation d'une plénière ce vendredi 13 décembre. Le point à l'ordre du jour est l'étude du projet de loi fondamentale portant sur la justice transitionnelle, soumis par le ministère des droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle. Cette plénière s'étale sur deux jours, avec au menu des séances doubles, pour étudier un épais projet chapitré en 77 articles. Il porte sur la mise en place d'une instance, des processus et des mécanismes judiciaires et autres, relevant de la justice transitionnelle. Le projet traite également des enquêtes visant à établir la vérité, ainsi que des indemnisations. La vérité doit être connue. Les coupables doivent répondre de leurs actes et payer leurs dettes envers la société. C'est donc une nouvelle séquence de l'histoire que la Tunisie s'apprête à vivre, après avoir subi les affres d'un régime dictatorial. C'est un devoir de mémoire, et le droit inaliénable des victimes à la vérité et à la justice. Il ne peut y avoir de réconciliation, ni de construction de paix sociale, sans passer par cette étape. La page doit être lue, avant d'être tournée. Pourquoi le projet a-t-il autant dormi dans les tiroirs? Un bémol pourtant : le projet de loi a été paraphé par le chef du gouvernement, Hamadi Jebali, encore en poste, le 11 janvier 2013. Il a été réceptionné par le bureau d'ordre de l'ANC, le cachet faisant foi, le 16 janvier. Pourquoi, donc, le bureau de l'Anc, Mustapha Ben Jaâfar à sa tête, a-t-il jugé opportun de dépoussiérer le document 11 mois après sa réception ? La première idée qui vient à l'esprit, Mustapha Ben Jaâfar réagit ouvertement au Livre noir, publié par les bons offices des conseillers du président et du président provisoire lui-même. Une réponse institutionnelle et cinglante, envoyée par le président de l'ANC. Celui-ci aurait pour visée de déloger Moncef Marzouki du statut de justicier solitaire auquel il aspirerait, dans cette phase préélectorale. En réglant ses comptes, dans un livre expéditif, et s'attribuant avec les siens le beau rôle, Moncef Marzouki a déclenché l'ire d'un compétiteur direct, Mustapha Ben Jaâfar. D'où probablement cette impulsive plénière. On ne peut s'empêcher de penser, toutefois, qu'il y a d'autres explications possibles. Sentant la fin venir, les gens au pouvoir, toutes tendances confondues, se sont activés pour faire passer le projet, en vue de procurer au maximum de leur personnel le statut de victimes. Lequel statut, selon le projet de loi, ouvre un boulevard sur les indemnités. Les partisans d'Ennahdha n'occupent pas seuls la place dans la liste des victimes, les proches de Marzouki également. Ben Jaâfar, quant à lui, et fidèle à son habitude, a fait tourner la machine de l'ANC à plein régime, pour mettre en exécution ce programme de retour sur investissement. Les forces vives en alerte Malgré les feintes et les déclarations médiatisées de forte réprobation, le Livre noir ne peut pas avoir été conçu, écrit et publié dans le silence de la nuit, sans que les gouvernants ne soient au courant. Autrement, la couleuvre serait un peu grosse ; elle ne passerait pas. Partout, y compris dans la tradition arabe, chaque sensibilité politique, chaque tribu, les familles régnantes et alliées, disposaient d'espions actifs et de mouchards qui, noyautant les centres de pouvoir, rapportaient les moindres faits et gestes des monarques et de leurs suppléants. On les appelle alors (al ôuyoun, al wouchat). Cette tradition se perpétue avec la même vigueur encore de nos jours, fort heureusement. Que dire, alors, si le propre parti du président, le CPR, est dominé par des dirigeants proches du parti Ennahdha, quand ils ne sont pas eux-mêmes d'anciens-actuels partisans. La publication du livre a été préparée d'avance, c'est un fait. Comme on savait d'avance qu'il allait soulever un tollé et provoquer de la résistance et des solidarités corporatistes. Si le peuple, dans sa majeure partie, empêtré dans les problèmes du quotidien, a du mal à se défendre, les forces vives du pays, opposants, société civile, intellectuels et journalistes, font de la veille et réagissent de manière méthodique, ou dispersée, à chaque dérapage. Le Livre noir a été programmé en temps et en heure, malgré cela. Car, par sa publication, on fait d'une pierre deux coups ; jeter à la vindicte populaire pêle-mêle, les coupables, à degrés variables, et les victimes d'un système et faire de la justice transitionnelle une revendication nationale! L'un des arguments massues contre le Livre noir, a trait effectivement à la mise en œuvre d'une justice transitionnelle, seul mécanisme habilité et outillé à juger avec équité et impartialité. A ce détail près, c'est par la justice transitionnelle qu'il fallait commencer ce mandat provisoire, il y a deux ans. Si cela n'a pas été fait, c'est qu'il y avait bien une raison. Une, au moins, est connue de tous. Des dossiers, pourtant très chargés, accablants ont été liquidés à la dérobée, dans le secret des alcôves. En vertu de quels mécanismes et moyennant quoi ? Résultat, la justice transitionnelle est, hélas, faussée, avant même de commencer. A présent, les rideaux peuvent être levés et les projecteurs allumés.