Par Abdelhamid Gmati Il y a quelques années, l'humoriste tuniso-français bien connu, Michel Boujnah, participait à une émission sur une chaîne française, en présence d'autres humoristes et personnalités du spectacle, et parla de la Tunisie. Ecoutons-le : « Il y a une histoire que j'aime bien raconter, et que j'ai inventée, bien sûr ; le Bon Dieu, quand il a fait la terre, il a fait l'eau, machin et tout ça, il s'est dit : je vais faire d'abord les Tunisiens. Il s'est défoncé et il n'en pouvait plus de travailler. Il a fait la perfection. Après il a fait les autres ». A ce moment, l'humoriste, d'origine marocaine, Gad Elmaleh, protesta, évoquant les Marocains. Boujnah répliqua : « Après, il était fatigué, il vous a fait vous, c'est tout ». Rire général sur le plateau et ailleurs. Jusqu'ici, aucune accusation de mécréance et aucune plainte n'a été déposée contre l'humoriste pour « atteinte au sacré et à la divinité ». C'est qu'un humoriste, un chansonnier, peut se permettre quelques libertés, quelques extravagances généralement bien tolérées et acceptées. Partout dans le monde, les humoristes s'en donnent à cœur joie et s'en prennent aux personnalités publiques, y compris et surtout les présidents. Certains ont même atteint une grande notoriété pour leurs imitations de De Gaulle, Valéry Giscard d'Estaing ou François Mitterrand, de leur vivant. Jamais, ils ne furent insultés ou assignés en justice pour cela. Il y a quelques années, feu le président Bourguiba effectuait, comme il en avait l'habitude, une visite dans une ville proche de Tunis. On lui parla d'un jeune comédien qui le mimait de façon très convaincante. Il demanda à le voir et lui demanda de lui donner un aperçu de ses capacités. Le jeune artiste, un moment intimidé par le regard perçant de son président, se résolut enfin à faire son numéro. Il imita le «zaïm » dans ses mimiques, dans sa voix, dans ses gestes et dit un texte calqué sur l'un de ceux qu'employait Bourguiba mais avec des mots différents sur un mode de dérision. Bourguiba sourit, imité par l'assistance, tapota la joue du comédien rouge de confusion et lui dit : « C'est bien mais ne le fais pas trop souvent ». Le comédien n'eut pas à regretter son audace et personne ne lui fit jamais de reproches, même pas de la part des destouriens les plus bourguibistes, pourtant souvent très zélés. Il y a quelques années, le P.D.G. d'une entreprise publique s'offusqua en apprenant par ses « informateurs » qu'une grande partie de ses collaborateurs et des employés cassaient du sucre sur son dos, multipliant les plaisanteries, les sarcasmes et même les insultes. Il voulut savoir le pourquoi de ce qu'il considérait comme une marque d'ingratitude. Car, comme tous les « patrons », il estimait être « un bon patron ». On lui donna plusieurs explications mais une seule parvint à le calmer. « Monsieur, vous êtes le patron ; vous décidez seul du fond de votre bureau et vos décisions ont un impact direct sur l'entreprise, sur le travail des employés, sur leurs salaires, sur leur promotion, sur leur avancement, sur leur carrière et même sur leur état psychologique et leur vie privée. Leur seule soupape pour évacuer leurs frustrations, leur ras-le-bol, c'est de parler de vous, de raconter des anecdotes, de se moquer, de tourner vos gestes et vos paroles en dérision. C'est là le privilège du patron ». Dernièrement, l'humoriste Lotfi Abdelli était invité, avec d'autres personnalités politiques et des journalistes, à une émission consacrée au 3e anniversaire de la Révolution. Lorsqu'on aborda l'action du président provisoire de la République, l'humoriste regretta que le président ne fasse rien, ne libère pas les artistes, semblant se consacrer à « la kémia et aux pois chiches », amuse-gueule que l'on prend généralement au moment de l'apéro. Tollé instantané durant l'émission, deux des invités préférant quitter le plateau, offusqués par ce qu'ils ont considéré comme un dépassement et un manque de tact. Et le tollé et la réprobation se sont étendus à d'autres sphères. Un parti politique, le CPR, celui de Moncef Marzouki, a annoncé qu'il allait porter plainte « pour une surdose d'insolence » et parle d'une « marque de honte » pour l'information en Tunisie. La sœur de la ministre de la Femme, Sihem Badi, a déposé une plainte contre l'artiste-comédien Lotfi Abdelli pour « atteinte aux droits de l'enfant et au prestige de l'Etat et des institutions ». Rien que ça. Le Syndicat des journalistes et la Haica ont également réagi, faisant des reproches à l'animateur de l'émission au nom de « la déontologie » journalistique. Nous voulons bien croire que Moncef Marzouki n'est pour rien dans cette cabale inappropriée et ridicule. Ce serait donc l'entourage, certains politiciens et des opportunistes qui en seraient les initiateurs. Faut-il rappeler ici que l'animation d'une émission télévisée obéit à des règles spécifiques, différentes de celles du journalisme traditionnel et que le rôle d'un humoriste est de commenter l'actualité en la tournant en dérision ? Les propos de Lotfi Abdelli ne sont peut-être pas d'une grande finesse et peuvent ne pas plaire, mais ils ne vont certainement pas changer le monde ni la présidence de République, fût-elle provisoire. On peut tout simplement zapper, ce qui constitue la meilleure punition qu'on puisse infliger à une émission désappréciée. Et faut-il rappeler aussi que lorsqu'on se trouve au pouvoir, aussi limité soit-il, il faut faire face à certains désagréments et à certaines critiques, comme d'être tourné en dérision ? C'est l'une des rançons du pouvoir.