Par Hmida BEN ROMDHANE Dix ans après, l'Ukraine se trouve au point de départ, mais dans une situation économique et financière beaucoup plus difficile qu'en 2004. On se rappelle, cette année fut déclenchée ce qui est appelé «la révolution orange». Depuis l'indépendance de l'Ukraine il y a 18 ans, ce pays fut gouverné par une série de gouvernements pro-russes, ce qui entravait la stratégie occidentale. Celle-ci consistait, depuis l'effondrement de l'Union soviétique, à transformer les pays de l'Est, anciens «satellites» de l'URSS, en nouveaux alliés de l'Occident. La «révolution orange» avait pour but de provoquer une réorientation de l'Ukraine de pays pro-russe en pays pro-occidental à travers, notamment, l'engagement massif de la CIA américaine et du MI6 britannique à côté des « révolutionnaires oranges». Et effectivement, le président pro-russe Viktor Ianoukovitch, élu en 2004, fut forcé de démissionner sous la pression de la rue et remplacé par une coalition pro-occidentale. La Russie de Poutine pour qui l'Ukraine est d'une importance hautement stratégique ne pouvait pas rester les bras croisés et voir son voisin suivre le chemin des pays de l'Est. De 2004 à 2010, l'une des tâches fondamentales de Poutine fut de renverser la tendance et d'attirer de nouveau l'Ukraine dans son «berceau naturel», la Russie. Ses efforts furent couronnés de succès et Viktor Ianoukovitch, encore lui, fut élu de nouveau président en 2010 après s'être débarrassé de ses ennemis dont Ioulia Timochenko, Premier ministre farouchement pro-occidentale, ayant exercé entre 2005 et 2010. Dix ans après la «révolution orange», CIA, MI6 et diplomates occidentaux investissent de nouveau la Place Maiden au centre de Kiev à côté des «révolutionnaires». Quatre ans après sa seconde élection, Viktor Ianoukovitch est de nouveau poussé hors du pouvoir par la rue, fortement galvanisée par les Etats-Unis, l'Allemagne, la France et la Pologne. On sait depuis toujours que pour l'Occident, la démocratie et la légitimité sont des concepts à géométrie variable. Dans le cas de l'Ukraine, cela a été démontré à deux reprises en l'espace de dix ans. En 2004 et en 2010, «la rue ukrainienne», aidée par les services secrets et la diplomatie de l'Occident, a mis fin à un pouvoir légitime mis en place à la suite d'élections démocratiques. Au lieu de dénoncer le renversement d'un pouvoir légitime par la violence, comme ils le font promptement ailleurs, les pays occidentaux ont participé à cette agression contre un pouvoir légitime. Cela s'explique par une raison unique : Ianoukovitch a mis en place une administration pro-russe en Ukraine. L'ingérence de l'Occident en Ukraine est incompréhensible. Ce pays est très différent des autres pays de l'Est tels que la Tchéquie, la Slovaquie, la Pologne, la Bulgarie, la Hongrie, ou encore la Roumanie. Contrairement à ces pays, l'Ukraine a fait partie de la Russie pendant des siècles. Sa partie orientale et la Crimée sont peuplées de russophones et russophiles pour qui l'alliance à la Russie est à la fois une nécessité économique et culturelle. Côté russe, au-delà des considérations historiques et culturelles, l'Ukraine représente un intérêt stratégique vital. L'Ukraine commande l'accès de la Russie à la mer Noire et donc à la Méditerranée, à travers le détroit du Bosphore. Sans parler des ports de Crimée et de Sébastopol qui sont d'une extrême importance économique et militaire pour le grand voisin russe. Autant de considérations qui font que la Russie n'acceptera jamais un pouvoir hostile à Kiev. Elle pourrait à la limite s'accommoder d'un pouvoir neutre qui ne remettrait en cause ni son accès à la mer Noire, ni ses facilités militaires en Crimée, ni ses exportations pétrolières et gazières à Sébastopol. Mais elle n'acceptera jamais un pouvoir hostile qui s'inscrirait dans cette folle obsession occidentale d'encerclement de la Russie. Il est utile de rappeler ici l'accord entre George Herbert Bush et Mikhaïl Gorbatchev selon lequel l'Otan ne tenterait pas d'intégrer en son sein les pays de l'Est. Il fallait être naïf pour croire qu'un tel accord puisse être tenu. L'Otan et l'Union européenne n'ont pas perdu de temps pour démanteler la périphérie de la Russie et transformer les pays qui la composent en membres de l'Alliance atlantique ou de l'UE ou des deux. Au-delà des graves difficultés économiques et politiques internes très réelles dont souffre actuellement l'Ukraine, ce pays semble entraîné malgré lui dans une bataille qui le dépasse. En fait, le problème de fond est le suivant : la Russie s'active à retrouver l'aura, la grandeur et l'influence de la défunte Union soviétique, et l'Occident s'active de son côté à lui barrer la route, c'est-à-dire faire en sorte que ce retour programmé demeure pour les Russes un rêve irréalisable. Le problème est que ce bras de fer russo-occidental en Ukraine risque de briser le pays en deux. Il va sans dire que les manifestants de Kiev ne représentent pas l'ensemble de la population ukrainienne. Si les habitants de la partie ouest du pays ont le cœur qui penche vers l'Europe, ceux qui habitent la partie orientale parlent le russe et leur cœur bat pour « la sainte Russie ». Même si tout le monde, Ukrainiens, Russes et Occidentaux, met en avant « la nécessité de préserver l'unité » du pays, au vu de l'obsession occidentale de marcher coûte que coûte sur les plates-bandes de la Russie et compte tenu des impératifs stratégiques que celle-ci ne peut pas ne pas défendre, les solutions extrêmes ne sont pas à exclure.