Par Hamma HANACHI Deux semaines en arrière, une virée de quelques jours au Sud-Ouest nous a menés de Tozeur à l'inévitable excursion dans les oasis de montagne : Chebika, Tameghza et Midès... Des villages coquets, haut perchés, qui vivaient du tourisme et de l'agriculture. Dans des placettes colorées se trouvaient des étals de fortune, des bibelots, des pierres en quartz ou en mica de la région, décorés ou nus, des foulards, des commerces lucratifs. Il n'y a quasiment plus de marché : reste la désolation des artisans, un ou deux cafés ouverts, pas davantage, quelques marchands qui ruminent des souvenirs, évoquent les cars pleins de touristes, les affaires qui marchaient et, fatalement, parlent de l'agonie du secteur avant de prédire une mort certaine. L'actuel plan du tourisme appuie la promotion sur le Sud, des fêtes saluées par la critique et des voyages à thèmes qui se multiplient. Le site de Star Wars reprend du service avec bonheur et il y a des conséquences inattendues : sur le sujet, le célèbre chanteur Pharrel Williams, dans un clip culte, « Happy », exploite des images du Sud tunisien. Guerre entre extraterrestres sur fond de paysages lunaires, le clip est partagé par des millions d'internautes, ce qui nous vaut une promotion sans équivalent. On va bientôt reparler de la planète Tatooine, avec l'éclat et la fascination qu'elle suscite. Mais notre sujet se rapporte plutôt au village berbere de Chebika : un nom, un paysage, martien ou... une nature, en somme, qui ne se laisse pas domestiquer, une charmante oasis, une histoire, des chutes d'eau, un ancien village abandonné, remplacé par un nouveau, un ouvrage et du cinéma. Le Patient anglais, tourné dans ces lieux fantastiques, a fait de la région une curiosité internationale, et un autre film, plus ancien, moins connu, oublié, Remparts d'argile : un film dont on ne parle pas, qu'on ne mentionne pas ou si peu. Une omission. A chaque fois qu'on évoque le nom de Chebika, des images anciennes de ce film remontent à la surface de la mémoire et fleurissent au gré des souvenirs. C'était dans les années 70, époque glorieuse avec ses lots de luttes, d'idéaux politiques, de héros et de cinéma engagé. C'était le cinéma militant. Il y avait le pape du documentaire et sa compagne, dont chaque film est débattu, décodé à n'en plus finir : Joris Ivens (1898-1989), documentariste illustre. Ils nous montraient les vertus des paysans chinois, la guerre contre la misère, les avantages de la Révolution culturelle, dénonçant la dictature du capitalisme et stigmatisant l'impérialisme américain. Des idées tranchées qu'on buvait sans réserve. Dans le sillage de ces documentaires militants, un film, «Remparts d'argile», sort sur les écrans : il obtient le Prix Jean Vigo (1970) et bénéficie d'une critique favorable. Le film est une adaptation du livre Chebika, études sociologiques de Jean Duvignaud(Gallimard). A l'époque interdit, il a été tourné en Algérie « révolutionnaire » : les scènes sont évidemment censées se passer en Tunisie. C'est l'histoire de luttes, de conditions de travail. Le fil qui conduit la trame est une jeune fille dans un petit village berbère qui a pour charge de puiser de l'eau dans un puits proche. Les hommes du village travaillant dans une carrière se mettent en grève, les soldats interviennent, la jeune fille, consciente du rôle du puits dans cette lutte, coupe la corde pour empêcher les soldats de se désaltérer. Le réalisateur est Jean-Louis Bertuccelli, il est mort le 5 mars dernier à Paris. «Remparts d'argile» était son premier long métrage. Le film l'a hissé au rang de grand cinéaste. L'auteur du texte nécrologique (Franck Nouchi-Le Monde daté 11 mars) écrit : « Remparts d'argile décrit une double révolte contre l'injustice et celle, beaucoup plus intérieure, de Rima (la jeune fille) contre l'inexorabilité de la vie... On serait surpris de constater à quel point ce film entre en résonance avec la Révolution tunisienne »... Une plaque commémorative à Chebika ne serait pas de trop.