La représentativité syndicale dans le paysage tunisien est plus que jamais à l'ordre du jour. L'affaire de Carrefour en est l'illustration « Prolétaires de tous les pays, unissez vous! », disait Karl Marx. En Tunisie, malgré le pluralisme qui caractérise désormais le paysage syndical, avec la présence de trois centrales (l'Ugtt, la Cgtt et l'UTT), le bien-fondé de cette célèbre citation semble bien loin du quotidien de nos ouvriers. Si l'Union des travailleurs de Tunisie (UTT) a tendance à adopter un profil bas, un combat de positionnement dans le paysage social tunisien, aux allures d'une guerre froide, oppose depuis trois ans l'Union générale tunisienne du travail (Ugtt) et la Confédération générale tunisienne du travail (Cgtt). Le dernier round de cette bataille s'est déroulé récemment dans les murs de Carrefour, l'hypermarché situé à la périphérie de La Marsa et appartenant à la société Ulysse Hyper Distribution. Devant un tel constat, l'Union régionale du travail de Tunis a tenu hier une conférence de presse au siège de l'Ugtt pour donner sa version des faits. Oui pour le pluralisme, mais... «L'Ugtt a toujours respecté et défendu le principe du pluralisme syndical, mais qui dit pluralisme, dit des critères bien précis et un cadre légal pour le définir loin de tous tiraillements négatifs qui peuvent envenimer le paysage social et le travail syndical», a déclaré Samir Cheffi, l'un des secrétaires adjoints de l'Ugtt, lors de son allocution d'ouverture « Depuis des décennies, l'Ugtt a toujours milité pour le droit et la liberté syndicaux. Ainsi, on ne peut pas tolérer que quelqu'un vienne aujourd'hui nous donner des leçons sur ce volet ou nous accuser d'être derrière des abus d'ordre syndical. C'est par principe que nous dénonçons toute agression, quelle que soit sa nature, contre tout cadre ou responsable syndical. En revanche, nous refusons les déclarations qui nous accusent de collaboration avec la direction de Carrefour et les agents de sécurité pour réprimer des syndicalistes de la Cgtt», a-t-il ajouté. En s'appuyant sur le principe de la représentativité, M. Cheffi a rappelé que le syndicat de base de l'Ugtt, grâce à ses 1.500 adhérents et selon le code du travail tunisien, est le seul syndicat « légitime » pour diriger des négociations avec la direction et améliorer les conditions matérielles et morales des ouvriers dans cette société. De son côté, M. Farouk Ayari, secrétaire général de l'Union régionale du travail de Tunis, a présenté plusieurs documents et des chiffres pour défendre la position de l'Ugtt dans cette affaire. « Tout a débuté après le 14 janvier 2014, quand une poignée de nos adhérents ont décidé de quitter le navire pour créer vers la fin décembre 2011 un syndicat de base affilié à la Confédération générale tunisienne du travail (Cgtt). A cette époque, ils comptaient dans leurs rangs entre 550 et 600 adhérents sur un total de 3.700 salariés dans cette société. ». Il ajoute : «Conscient que l'union fait la force, ce nouvel acteur syndical a opté pour que les deux syndicats de base puissent travailler ensemble, et ce, dans l'intérêt de tout le monde. Entre octobre et novembre 2012, les deux syndicats ont unifié leurs forces. Sauf que plusieurs affiliés à la Cgtt ont été plus convaincus par l'approche de l'Ugtt et de sa légitimité au sein de l'entreprise pour défendre les intérêts des ouvriers, ce qui a poussé 480 salariés à quitter la Confédération pour retourner à l'Ugtt. Devant un tel constat, le bureau exécutif de notre syndicat de base a été contraint de léguer ce dossier au secrétaire général de l'Ugtt, Houcine Abassi et aux responsables des relations extérieures Kacem Afia, car la Cgtt a voulu internationaliser cette vague de défections». Chronologie des évènements Concernant les accusations sur l'implication du syndicat de base de l'Ugtt dans les agressions contre certains cadres de la Cgtt, Farouk Ayari a tenu à préciser la chronologie des événements. Tout a commencé quand l'Union régionale du travail de Tunis a adressé le 5 février 2014 une note à l'attention de la direction générale de la société UHD-Carrefour pour organiser une réunion de travail, afin de débattre de plusieurs points. Le 17 février 2014, la direction générale a fini par répondre à cette note en fixant un rendez-vous entre les deux parties pour le 18 mars 2014 à 11h00 du matin. «La direction a justifié le choix de cette date par l'absence de plusieurs membres de son conseil d'administration pour des raisons professionnelles liées à des affaires en Algérie. Notre bureau exécutif n'y a pas vu d'inconvénient et nous avons accepté cette date car nous étions convaincus que seule la voie du dialogue peut régler les problèmes des salariés», souligne le secrétaire général de l'Union régionale du travail de Tunis. Toujours selon les documents fournis par Farouk Ayari, le 25 février 2014, la Confédération générale tunisienne du travail adresse une notre à l'attention du PDG de UHD-Carrefour pour l'informer du renouvellement du bureau exécutif de son syndicat de base au sein de l'entreprise qui compte désormais 5 personnes. «Le lendemain (le 26 février 2014), ce nouveau bureau exécutif a adressé un communiqué dans lequel il a convoqué la direction générale de la société pour la tenue d'une réunion de travail, afin de négocier plusieurs points. La question qui se pose est la suivante : est-ce normal qu'un bureau exécutif formé le 25 puisse adresser une liste de points à négocier ?», a renchéri F. Ayari. Selon le dossier de presse fourni par l'Ugtt, nous apprenons que 7 jours plus tard (soit le 3 mars 2014) et comme l'atteste un document de la Cgtt (un télégramme) signé conjointement par Faouzi El Fezîi (secrétaire général du syndicat de base) et Mohamed Ali Guiza (chargé de la structuration et de l'organisation au sein de la Cgtt), le syndicat de base de la Confédération a informé les autorités régionales et la direction générale UHD-Carrefour que les salariés de l'hypermarché qui se trouve sur la route de La Marsa et affilés à la Cgtt allaient observer une grève de trois jours (les 14, 15 et 16 mars 2014). La grève de la discorde Toujours selon le secrétaire général de l'Union régionale du travail de Tunis : « le 13 mars 2014, soit la veille de la tenue de la grève, la Cgtt informe ses adhérents de la création d'un nouveau bureau exécutif composé cette fois-ci de 7 personnes. Devant de tels rebondissements et compte tenu de notre large représentativité au sein de l'entreprise, la direction générale nous a convoqués à une réunion de travail avancée pour négocier les points déjà mentionnés dans notre précédente note. L'Ugtt a refusé l'avancent du délai de la réunion. Quant à la grève de la Cgtt, elle a eu lieu comme prévu et les adhérents de l'Ugtt n'ont pas participé à ce mouvement, car ils n'étaient pas concernés». Il renchérit : « Le nombre des participants à cette grève n'a pas dépassé les 100 personnes, y compris les étrangers à l'entreprise. Au cours de cette grève, plusieurs dérives ont été enregistrées telle la fermeture de la route principale menant à La Marsa. Toutefois, l'activité au sein de l'hypermarché n'a pas été affectée. Le 18 mars 2014 et comme prévu, notre réunion a eu lieu avec la direction générale. Nous avons débattu des points avancés par l'Ugtt qui diffèrent totalement de celles de la Cgtt. Notre réunion s'est soldée par la réalisation de plusieurs acquis au profit de tous les salariés de cette entreprise. Malheureusement, la Cgtt a voulu récupérer le fruit de nos négociations et les attribuer à son mouvement de grève ». De leur côté, Sami Tahri et Belgacem Ayari, les deux secrétaires généraux adjoints de l'Ugtt, ont déploré les agissements des cadres syndicaux de la Cgtt dans cette affaire, tout en apportant leur soutien à l'Union régionale du travail de Tunis et en appelant au respect du code du travail tunisien. Dans le camp opposé, Habib Guiza, secrétaire général de la Cgtt, avait déjà dénoncé dans une déclaration à La Presse, le 9 janvier 2014, lors d'une conférence, «le refus du gouvernement d'établir des critères objectifs quant à la représentativité syndicale, tant au niveau de l'entreprise qu'à ceux sectoriel et national, au mépris des dispositions du Code du travail». Le secrétaire général de la Cgtt a, par ailleurs, critiqué le fait que le gouvernement s'appuie sur cette situation «pour justifier l'exclusivité de la représentativité de l'Ugtt dans les consultations tripartites». Il a jouté : « Des dizaines de milliers de travailleurs ont choisi d'adhérer à un syndicat autre que l'Ugtt. Aujourd'hui, la liberté syndicale est marginalisée et subit plusieurs violations, surtout de la part du gouvernement actuel (NDLR : celui de la Troïka II)», avait-il ajouté.