Toutes les sociétés ont leurs marginaux qui doivent jouir d'un minimum de sollicitude pour ne pas être isolés davantage, au point de devenir des «pestiférés». Ces êtres humains qui ont flanché, doivent être pris en charge et mis un tant soit peu à l'abri du dénuement. Parmi les phénomènes de société qui ont pris de l'ampleur ces derniers temps, la marginalité et l'errance figurent au premier plan. Il n'y a pas de ville ou même village où on ne croise pas des hommes et des femmes, jeunes et moins jeunes, vivant dans un état de dénuement total et qui ont des problèmes d'ordre psychique et mental. Ils sont plus nombreux dans les grandes cités urbaines et notamment dans la capitale où, par dizaines, ils ne cessent d'arpenter les artères de la ville. La grande majorité d'entre eux passe la nuit sur les trottoirs ou dans les jardins publics, été comme hiver. Ils se distinguent par leurs haillons crasseux — ce n'est pas de leur faute — et pour certains par leur état de totale ébriété. Il existe deux catégories de marginaux, l'une pacifique, vivant son état dans le silence, et l'autre agressive, imprévisible en actes et en paroles. Cette dernière constitue un réel danger pour les passants et les clients de cafés attablés sur les terrasses. On ne peut porter sur eux le moindre jugement, eu égard à leur état psychique et mental. L'avenue H. Bourguiba et les rues adjacentes en comptent au moins une douzaine, qui sont là à toute heure de la journée. Certains visages sont devenus familiers pour ceux qui fréquentent ces lieux, tels ce jeune qui a élu domicile entre la cathédrale et le ministère de la Femme, ou cet autre d'un certain âge qu'on retrouve devant les deux cafés faisant face à l'hôtel Africa. Ils ne sont nullement encombrants, et ne vous demandent jamais rien. Ils vivent leur errance dans une dignité bien meilleure que celle de ces énergumènes qui vous importunent et pourchassent à chaque coin de rue pour leur venir en aide. Souvent, sans domicile fixe, ils vivent l'été sans problème, mais pendant le froid et le gel de l'hiver ils endurent les pires conditions avec la plupart du temps le ventre creux et sans habits chauds. Des conditions de vie inhumaines Cet état de misère totale doit nous interpeller pour les secourir et leur rendre un peu de leur dignité humaine que les aléas de la vie leur ont enlevée. Pour ceux d'entre eux qui ne peuvent coexister pacifiquement avec leurs semblables menant une vie normale, le moyen indiqué pour leur venir en aide est de leur trouver des places dans les asiles psychiatriques, d'où certains ont fugué et dont on a perdu la trace. Ceci est du rôle des autorités qui doivent les récupérer de la rue et les remettre aux bons soins des autorités sanitaires, pour leur prodiguer l'assistance nécessaire en matière de soins et d'hébergement. Dans un pays qui se veut respectueux de ses citoyens quel que soit leur état matériel ou mental, on se doit de procurer à cette catégorie d'êtres humains un minimum d'assistance afin qu'ils mènent une vie décente au moins sur le plan matériel. On ne peut moralement tolérer ni admettre qu'ils soient livrés à eux-mêmes, sans le moindre repère. Certains périssent souvent dans des conditions atroces. En outre, les autorités publiques doivent songer sérieusement à la création de nouveaux centres d'accueil pour ces malades, vu l'encombrement de celui de La Manouba et celui de Sfax — on nous dit qu'il en existe un dans cette ville — et aussi eu égard au nombre croissant de ceux dont le mental a flanché, pour des raisons évidentes ayant trait à une existence de plus en plus compliquée faite d'angoisses, de stress quotidiens et de pressions insoutenables. C'est peut-être le revers de la médaille de la vie moderne, mais on doit faire avec pour venir en aide à ceux d'entre nous qui n'arrivent pas à supporter ses affres. Créer un ou deux autres centres pour le reste des régions du pays devient un impératif pour alléger un tant soit peu les malheurs de ces êtres humains que les vicissitudes de la vie ont usé et en ont fait ce qu'ils sont actuellement. C'est le moins qu'on puisse faire pour eux. En parallèle, la société civile a un grand rôle à jouer dans ce domaine, tout comme ces associations dites caritatives — je les ai dissociées de la société civile exprès — qu'on voit très actives là où ce n'est pas de leur ressort. Elles peuvent être d'une grande utilité pour cette catégorie d'hommes et de femmes aux besoins spécifiques et auxquels on peut apporter un minimum de réconfort et de chaleur à même de les sortir de leur état. Quant aux marginaux ne présentant aucun danger de par leur comportement pacifique, les moyens de les aider sont sans doute moins coûteux dans la mesure où cela ne demande pas des équipements et un matériel bien spécifiques, comme c'est le cas pour les asiles psychiatriques qui exigent en outre un staff de spécialistes en psychiatrie et un personnel paramédical spécialisé. Cette catégorie n'a besoin en fait que d'un certain réconfort, notamment pendant la saison hivernale pour faire face à sa rigueur qui engendre souvent des décès. Un minimum de réconfort ! L'action pourra se faire sans le concours de l'Etat, auquel on laisse le soin de s'occuper de la première catégorie. Elle pourrait être totalement prise en charge par le monde des associations. Celles-ci pourraient conjuguer leurs efforts et mettre en place un plan d'action saisonnier pour porter secours à ces errants qui passent la nuit dehors et pour plusieurs d'entre eux le ventre creux. Le recours aux dons auprès des bonnes gens fortunées ou pas pour constituer des stocks de vivres, de vêtements et de couvertures n'est nullement insultant, ni non plus une trouvaille. Dans les pays les plus riches où pourtant chacun vit pour soi, c'est le procédé le plus courant pour protéger des hommes et des femmes qui n'ont pas de quoi vivre, ni où s'abriter. Les restos du cœur sont pour la plupart fournis en denrées à partir de dons faits par les grandes surfaces, certaines fondations, et des particuliers. Mieux encore, on peut prévoir des espaces couverts pour permettre à cette catégorie sociale de se protéger des rigueurs hivernales. A Tunis, de tels espaces ne manquent pas. Quand on parcourt la ville dans ses rues et ruelles, on remarque aisément qu'il y a des dizaines de hangars abandonnés depuis des années et qui sont sans doute propriétés d'étrangers ayant quitté le pays. Les espaces couverts, la municipalité de la capitale pourra en mettre quelques-uns à la disposition de ces associations qui seraient intéressées par un tel travail humanitaire, dont le but est de procurer à des humains cette chaleur dont ils ont cruellement besoin. Ces humains ne sont pas aussi marginaux qu'on se l'imagine. Beaucoup parmi eux sont plus sensés que ceux qui sont considérés comme normaux. Il y a parmi eux bon nombre de gens cultivés, détenteurs de diplômes du supérieur, de véritables lettrés et amateurs d'art, de cinéma, de théâtre, etc. Trop conscients de la vie, ils ont mal vécu et supporté l'ingratitude des autres et la cruelle réalité d'une certaine existence qui ne cadre pas avec leurs personnalités. Ils ont sombré dans le désespoir pour finir marginaux, mais dans une sorte de fierté qui vous coupe le souffle. Il méritent respect et sollicitude pour ne pas sombrer davantage dans la marginalité.